│
├─ Manuel de communication-guérilla
├─ Autonome a.f.r.i.k.a. gruppe
├─ Luther Blissett
├─ Sonja Brünzels
├─ 1997
│
├─ Traduction et adaptation par Olivier Cyran
│
├─ Zones, 13/10/2011
├─ © Éditions La Découverte, 2007
│
├─ Licence Lyber
├─ ISBN 2-355-22031-X
└─ UTF-8 LF 12/BL1997MDCG.TXT


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AUX LECTRICES ET AUX LECTEURS

   Ce livre repose sur un paradoxe : il présente de manière rigoureuse
   une théorie visant non seulement à fonder une pratique subversive,
   mais aussi à provoquer de la joie et du plaisir. Les auteurs en ont
   plus qu'assez du sectarisme de la littérature militante et du dogme
   selon lequel, lorsqu'on est de gauche, on peut certes conspuer les
   guignols qui nous gouvernent, mais à la condition de porter
   ostensiblement tout le malheur et toute l'injustice du monde sur
   ses frêles épaules. Nous refusons une pratique politique qui ne se
   légitime que par sa capacité à bâtir des abstractions et des
   postures sentencieuses. Notre allergie est peut-être excessive ou
   injuste, mais au moins s'affirme-t-elle en connaissance de cause :
   la mauvaise conscience qu'il convient de s'infliger pour avoir
   préféré faire la fête deux nuits d'affilée plutôt que de plancher
   sur une énième théorie de l'aliénation, cette fichue éthique
   protestante du travail qui nous impose de blêmir devant notre écran
   d'ordinateur plutôt que de défier le trou de la couche d'ozone en
   allant bronzer à la piscine, cette manie de tout devoir juger à
   l'aune de notre bienséance idéologique – tout ça, nous connaissons
   par cœur.

   « Il ne peut y avoir de vraie vie dans un monde qui ne l'est pas »,
   disait Adorno. Pourtant, nombre d'entre nous souhaitent vivre une
   vie qui rivalise avec les modèles imposés et qui dispose de son
   propre pouvoir d'attraction. La communication-guérilla constitue un
   moyen de relever ce défi.

   Analyser, structurer, forger des concepts, concevoir des méthodes
   et des techniques – cette petite mécanique peut ôter leur magie aux
   plus belles actions. C'est la raison pour laquelle nous essaierons
   de ne pas réduire les faits relatés dans ce livre à de petits
   produits théoriques déshydratés. Rien ne serait plus contraire à
   notre propos que d'en faire une règle à suivre ou un corset à
   enfiler. Nous voulons laisser leur chance aux pratiques
   personnelles du lecteur, à ses désirs incontrôlables et à son bon
   plaisir. Si les propositions contenues dans ce livre n'ont pas
   vocation à faire l'unanimité, elles n'en constituent pas moins une
   boîte à outils dans laquelle le lecteur peut piocher à sa guise les
   mots, images et métaphores qui lui permettront de réfléchir à sa
   propre expérience et d'étendre son propre champ d'action. Car ce
   n'est que sur le terrain de la pratique que peut éclore une théorie
   opérationnelle de la subversion.

SOMMAIRE

   INTRODUCTION. LA COMMUNICATION-GUÉRILLA : COMBIEN DE DIVISIONS ?
   1. GRAMMAIRE CULTURELLE ET SUBVERSION
   2. MÉTHODES ET TECHNIQUES
   3. SABOTAGE, MODE D'EMPLOI
   4. LA COMMUNICATION-GUÉRILLA, C'EST POUR QUAND ?

INTRODUCTION. LA COMMUNICATION-GUÉRILLA : COMBIEN DE DIVISIONS ?

   La gauche radicale est notoirement friande de vérité monolithique,
   à laquelle ses projets d'émancipation se réfèrent comme autant de
   petits soldats à leur commandant. Les auteurs des textes rassemblés
   ici avouent ne disposer d'aucune vérité de cette nature. Rien qui
   puisse être érigé en étendard et brandi sous le nez des gauchistes
   ou de quelques païens à convertir.

   À travers le concept de communication-guérilla, nous entendons
   promouvoir d'autres formes de lutte politique, lesquelles
   nourrissent certes depuis longtemps déjà la sphère militante, mais
   trop souvent à titre de simple garniture « festive » reléguée en
   marge de l'action politique elle-même. Ce manuel a pour objet
   d'examiner ces modes d'action, de définir les conditions dans
   lesquelles ils peuvent l'emporter, d'évaluer leurs atouts et leurs
   limites.

   Les auteurs s'épargneront les controverses rituelles entre pensées
   marxiste et anarchiste, économisme et postmodernité, rejet de
   l'eurocentrisme et revendication de valeurs universelles. Pour
   l'heure, ils ont décidé de camper sur le terrain instable de la
   critique des rapports sociaux existants. Sachant que nos projets
   politiques traditionnels restent subordonnés aux conditions
   historiques qui les ont vus naître, la nécessité se fait jour de
   développer des modes de lutte adaptés à la situation actuelle, sans
   pour autant méconnaître l'héritage de la gauche non dogmatique des
   années 1970 et 1980.

   Au-delà d'une aversion commune pour le mode de production
   capitaliste, ses structures de pouvoir et ses formes de
   socialisation infantilisantes, les auteurs partagent une même
   insatisfaction devant les pratiques politiques de la gauche
   radicale, qui tournoient sans cesse entre injonction militante,
   pragmatisme inoffensif et idéologie pure. Ces postures d'apparence
   rivales provoquent une lassitude grandissante en cette période où
   la gauche radicale n'a jamais manifesté aussi cruellement ses
   écueils et ses faiblesses. Partant de ce constat, les auteurs
   souhaitent rendre accessible une pratique qui démilitarise la «
   militance » et emprunte d'autres chemins que l'impasse du
   catéchisme idéologique ou les travers de la Realpolitik.

   Il va sans dire que nos attaques contre cette gauche radicale
   confite en dévotion doivent être perçues comme un témoignage de
   solidarité en même temps qu'une forme d'autocritique. L'urgence qui
   nous anime est d'élargir l'éventail de la contestation afin de
   remanier un rapport de forces qui, c'est le moins que l'on puisse
   dire, n'a pas évolué en notre faveur depuis les années 1970. Nous
   nous situons en effet à un moment de l'histoire où l'utopie d'une
   transformation sociale, non contente de passer pour illusoire,
   court le risque de ne même plus être pensée.

   La communication-guérilla n'est donc ni une théorie hermétique ni
   un règlement intérieur. Elle répond au seul impératif de
   reconnecter entre elles nos pratiques politiques effilochées, de
   tisser des liens entre nos manières dissemblables et parfois
   divergentes de contester l'ordre social, de permettre à nos forces
   en voie d'atomisation de se stimuler au contact les unes des autres
   plutôt que de se neutraliser. Elle n'a pas surgi clés en main, mais
   s'est élaborée au fil d'un long chantier qui nous a vus d'abord
   coucher par écrit nos expériences de luttes et nos réflexions,
   lesquelles ont engendré ensuite de nouvelles idées d'actions et de
   perspectives, qui ont elles-mêmes fait émerger des mots, des
   concepts et des théories.

   Le concept de communication-guérilla est partie prenante d'un
   processus de lutte contre les rapports féodaux qui régissent nos
   sociétés – le nationalisme ancien ou nouveau, le sexisme et le
   patriarcat, le racisme et le mode de production capitaliste qui
   tient tout cela enchevêtré. Cette notion inscrit ces rapports
   féodaux dans une grammaire culturelle et fournit quelques clés pour
   en démonter les rouages.

   La communication-guérilla entend faire voler en éclats la fausse
   évidence de l'ordre dominant. Sa possible force de subversion tient
   à sa volonté de remettre en question la légitimité du pouvoir et,
   ce faisant, de rouvrir un espace pour les utopies. Son projet
   consiste à rendre critiquable un état de fait qui se dérobe à la
   critique, à transformer des discours verrouillés en situations
   momentanément confuses susceptibles de renverser les règles du jeu.
   Chaque action qu'elle déclenche ne sera qu'une modalité locale ou
   ponctuelle de transgression des frontières. Cependant, plus les
   groupes politiques ouvriront d'espaces au lieu de les fermer ou de
   les figer, meilleures seront les chances d'amorcer la construction
   d'alternatives à la société existante. À de pareils moments, il
   devient soudain possible que des sujets agissent différemment que
   d'habitude, qu'ils développent des pratiques qui les transforment
   en retour, non seulement dans ce qu'ils disent, mais dans ce qu'ils
   font.

   Au cours de leur quête de ces nouvelles formes d'intervention, les
   auteurs se sont enrichis au contact d'individus, de groupes et de
   mouvements ayant réfléchi aux rapports entre pouvoir, langue et
   subversion, entre art, technique, culture et politique. Dans la
   galerie aux ancêtres de ce que nous appelons la communication-
   guérilla se côtoient des prédécesseurs aussi variés que
   l'Internationale situationniste, le mouvement italien de 1977, les
   squatters berlinois de la Commune 1, les Yippies, culture jammers
   et billboard bandits américains, ou encore les psychogéographes de
   France, d'Italie et de Grande-Bretagne. La rencontre de ces
   groupes, de leurs modes d'action et de leurs conceptions politiques
   n'a pas seulement élargi la pratique des auteurs, elle a aussi
   irrigué leur réflexion théorique. Elle n'est donc pas étrangère au
   contenu de ce manuel, qui ne vise pas à canoniser une forme a
   priori correcte de pratique, mais à plaider pour un mode fécond de
   confrontation politique.

   Une idée ne triomphe jamais seulement par sa justesse ou sa
   générosité, mais aussi par la prise en compte des conditions qui
   déterminent sa réception. Quand une idée peine à susciter
   l'adhésion, la communication-guérilla peut se révéler utile pour
   surmonter les obstacles.

   La communication-guérilla est démocratique, en ce sens qu'elle ne
   soumet pas les citoyens à un argument d'autorité, mais qu'elle
   s'inspire de leurs contradictions et de leurs expériences pour
   mieux stimuler leurs capacités d'action et de pensée. Des actions
   concrètes peuvent suffire à ébranler l'hégémonie du consensus et à
   diviser l'opinion bourgeoise en constellations mouvantes et pas
   toujours prévisibles – entre ceux qui se sentiront agressés par ces
   actions, complices ou encore neutres. Dans ce scénario, les «
   agressés » peuvent, par le refus qu'ils opposent à la
   communication-guérilla, engendrer des situations inattendues et
   parfois incontrôlables, tandis que les « complices malgré eux » et
   les « observateurs indifférents » peuvent y découvrir une pratique
   sociale qui, loin de les attaquer de front, leur fait la délectable
   promesse de terres vierges à explorer. Peu importe alors de savoir
   qui agit et sur quelles bases – c'est la situation qui détermine la
   critique, non l'inverse.

   Les auteurs ont opté pour la notion de communication-guérilla parce
   qu'elle fait le lien entre les formes d'action qu'ils présentent et
   les divers processus sur lesquels ces actions opèrent :
   communication entre médias et consommateurs, entre institutions et
   individus, mais aussi entre sujets d'un même espace public et
   social. Car la communication ne se limite pas aux médias de masse
   ou aux gadgets que sont l'ordinateur, le fax et le téléphone
   portable, certes utiles mais trop souvent surestimés.

   Les aléas quotidiens de la communication en « face à face » sont en
   effet au moins aussi importants que les ressources de la
   technologie. Ce sont eux qui produisent et reproduisent les
   rapports de pouvoir au fondement de la vie sociale. S'affranchir de
   ce conditionnement, se soustraire à certaines figures imposées de
   la communication et du « dialogue », c'est déjà une manière de
   contester l'ordre dominant. Très souvent, le seul fait d'échanger
   des arguments contradictoires de façon apparemment raisonnable
   trahit une forme de consentement. En formulant nos critiques dans
   le cadre socialement normé des structures de communication, nous
   contribuons à stabiliser et à légitimer un ordre que pourtant nous
   refusons. C'est pourquoi une démarche critique s'apprécie autant
   pour l'objet qu'elle se donne que pour la manière dont elle
   s'exprime.

   Le choix du concept de communication-guérilla s'explique aussi,
   vraisemblablement, par un romantisme révolutionnaire que les
   auteurs répugnent à s'avouer. Il est vrai que la métaphore se prête
   bien à notre projet : la guérilla ne suit pas les routes d'une
   armée régulière, mais les chemins escarpés qui s'en écartent. Elle
   ne mobilise pas des effectifs pléthoriques, même si elle doit
   pouvoir compter sur le soutien ou du moins la tolérance de la
   population. Sa tactique repose sur la connaissance du terrain et la
   multiplication de frappes locales et ponctuelles. Son infériorité
   numérique lui interdit de mener combat en rase campagne, mais elle
   compense ce handicap par une mobilité accrue. Elle opère
   clandestinement et change de position avant que l'ennemi ne
   l'attrape. La guérilla, si on l'adapte au terrain de la
   communication, consisterait pour nous à quitter le cadre préétabli
   du « débat » et à prendre la clé des champs, en ayant chacun notre
   propre idée de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas. Et quand
   la guérilla gagne, elle cesse d'en être une. Mais là cesse
   l'analogie. Car la notion de communication-guérilla ne vise
   assurément pas à remporter une quelconque victoire militaire pour
   ouvrir la route à une utopie sociale bien calibrée, de type État ou
   non-État parfait.

   Umberto Eco a employé la même métaphore pour désigner la tentative
   de contester la parole dominante autrement que par l'argumentation
   ou l'agitation. À la manière de sa « guérilla sémiologique », la
   communication-guérilla se définit par un usage dissident et une
   interprétation détournée des signes. C'est en ce sens qu'elle
   diffère de la notion de « guérilla médiatique ». Peu encline à
   partager le sort de certains contestataires en vogue, qui ne
   critiquent les médias que lorsqu'ils n'obtiennent pas leurs
   faveurs, la communication-guérilla s'intéresse moins au bruit
   médiatique qu'à l'interaction « nez à nez » des individus dans les
   différents espaces de communication.

   Dans le champ politique ou artistique, au sein de la culture de
   masse comme de la contre-culture, on trouve souvent des personnes
   qui professent des idées proches de la communication-guérilla –
   proches, mais rarement équivalentes. Les auteurs se sont inspirés
   par exemple de la « guérilla farceuse », sans pour autant reprendre
   à leur compte cette appellation, qui reste indissociable d'une
   certaine nébuleuse historique et de quelques individus en
   particulier. Compte tenu de l'injonction généralisée à « se faire
   plaisir sinon la vie serait trop triste », pareille enseigne
   risquerait en outre de soulever des malentendus. Les auteurs ne
   partagent pas l'idée selon laquelle le fait de « se faire plaisir »
   contiendrait en soi une valeur subversive, quoi qu'aient pu en dire
   les « farceurs » (pranksters) américains ou les « bouffons
   anarchistes » (anarchic buffoonery) britanniques. Mais les auteurs
   n'adhèrent pas davantage à la théorie opposée, qui voudrait que le
   plaisir n'ait pas sa place à gauche et que seul l'ascétisme mène le
   monde vers son bien.

   Des appellations insolites ont fleuri, comme « terrorisme culturel
   » ou « terrorisme artistique », qui traduisent la conviction que le
   champ d'action culturel ou artistique peut se combiner avec
   l'épouvantail du terrorisme. En Italie, le collectif Luther
   Blissett (qui prône un art-activisme hérité du mouvement
   situationniste) a fait les délices des médias. En Allemagne, une
   démarche similaire serait immédiatement perçue comme un hommage
   scandaleux à la bande à Baader.

   Aux États-Unis et au Canada, c'est le concept de culture jamming –
   que l'on peut traduire approximativement par « détournement
   culturel » – qui tient actuellement la corde. La devise du
   mouvement, « Brouiller leurs lignes » (jam their line), indique
   assez clairement l'esprit de la démarche. Celle-ci se revendique
   parfois aussi sous l'étendard du monkey wrenching, par référence au
   célèbre roman d'Edward Abbey, qui relate sous un jour prometteur
   des actes de sabotage écologique. Les sabotages perpétrés par les
   adeptes du monkey wrenching ne sont pas sans présenter des liens de
   parenté avec la communication-guérilla, pourtant ils ne constituent
   pas l'objet de ce manuel.

   Si l'activisme militaire et le sabotage visent en effet à
   endommager les canaux de communication, la communication-guérilla,
   elle, se les approprie. En en détournant les codes, elle entend
   exploiter à son profit les structures du pouvoir.

   Bien que la communication-guérilla soit autre chose qu'une œuvre de
   destruction matérielle ou qu'un organe de contre-information, ces
   deux pratiques jouent un rôle non négligeable dans les actions que
   nous vous présentons plus loin. C'est bien souvent la situation qui
   détermine la pertinence du mode d'action, et il incombe alors aux
   militants d'en décider eux-mêmes.

   Ce manuel de la communication-guérilla ne peut pas et ne doit pas
   être un livre de recettes. Il peut servir à la fois de guide
   pratique sur des thèmes choisis et de boîte à idées pour des
   actions à mener. En notes de bas de page ne sont référencés que les
   ouvrages essentiels à nos yeux.

   Le lecteur trouvera une description des principes, méthodes,
   techniques et outils propres à la communication-guérilla, ainsi que
   des écrits théoriques destinés à établir la valeur de cette
   dernière en termes d'émancipation et de transformation sociales.

   Il verra également présentés les pratiques, orientations et
   mouvements qui nourrissent un lien de parenté avec la
   communication-guérilla. Il va de soi que ces résumés ne peuvent
   rendre totalement justice à chaque collectif. Certains se révèlent
   stimulants par leurs méthodes même si leurs convictions politiques
   ne recoupent en rien celles des auteurs. Peu importe : il nous
   paraît plus productif de nous inspirer de ce qui est utile que de
   souligner en permanence telle ou telle dérive par rapport à la
   ligne.

       Les auteurs

1. GRAMMAIRE CULTURELLE ET SUBVERSION

   Les pages qui suivent traitent d'une question simple : comment
   comprendre que, dans nos sociétés, hommes et femmes acceptent
   d'aussi bonne grâce les rapports de domination auxquels ils sont
   soumis ? Pourquoi ces rapports sont-ils considérés comme naturels
   et indiscutables ? De quels moyens disposons-nous pour perturber ce
   consensus ?

   De nombreuses institutions sont là pour veiller à ce que la
   subordination aux rapports de pouvoir nous soit inculquée dès notre
   plus jeune âge. À l'école, l'enseignement des bases de l'idéologie
   dominante – histoire, culture générale, système de normes et de
   valeurs – commence en même temps que l'apprentissage de la vie en
   société. Mais, au-delà du contenu des programmes, les élèves
   apprennent aussi à s'insérer dans l'échelle hiérarchique. Quelle
   que soit la place assignée à chacun, elle répond à un dispositif
   qu'il s'agit de respecter scrupuleusement. Même quand les tables de
   la salle de classe sont assemblées en cercle, l'enseignant est le
   seul à pouvoir se lever, se déplacer et s'exprimer comme bon lui
   semble. Un ordre de communication frontal et unilatéral établit qui
   décide – l'enseignant – et qui obéit – l'élève. Des signaux
   acoustiques signalent la répartition précise des heures de cours. À
   quoi s'ajoutent la division architecturale de l'établissement en
   salles de classe, salles spécialisées et salles des professeurs
   interdites aux élèves, de même que la division des élèves eux-mêmes
   en catégories d'âge et de performances. Dans un tel cadre, il
   paraît logique que l'enseignant se tienne debout devant sa classe
   et lui délivre la bonne parole aux moments et sur les thèmes qu'il
   a choisis. Tout semble fait pour indiquer que cette procédure est
   la seule qui garantisse un enseignement efficace. Elle permet non
   seulement d'asseoir l'autorité de l'enseignant, mais aussi de
   montrer que le principe de subordination constitue le seul moyen
   d'organiser la vie en société.

   Dans le cadre des règles scolaires écrites ou non écrites de
   l'école, enseignants et élèves s'exercent chaque jour aux modes de
   comportement d'un ordre social fondé sur les rapports de pouvoir.
   C'est l'ensemble de ces règles que nous appelons grammaire
   culturelle. À l'aide d'autres exemples, on peut aisément montrer
   comment cette grammaire produit et reproduit des rapports de
   domination, comment elle normalise des formes hiérarchiques de
   communication – non seulement sous la pression extérieure, comme à
   l'école, mais aussi par la volonté et l'intérêt propres du sujet.

   Ainsi, dans les réunions associatives, le président de séance
   détient le droit et le devoir d'orienter les débats, par quoi il
   manifeste le caractère prééminent de sa position au regard des
   autres. Cette organisation permet de rendre acceptables les
   structures hiérarchiques de la société – puisque, après tout, on se
   les applique à soi-même. Lors d'une conférence, les auditeurs
   s'accordent à considérer celui qui parle comme dépositaire de
   l'autorité : c'est le conférencier qui définit l'ordre du jour et
   qui dispose du monopole de la parole. Les auditeurs sont certes
   venus de leur plein gré, mais leur comportement n'est jugé
   convenable que s'ils restent silencieusement et attentivement assis
   sur les sièges dirigés vers la tribune.

   Les meetings électoraux – pour prendre un exemple explicitement
   tiré du champ politique – répondent au même dispositif. Ils
   illustrent avec éclat le fonctionnement de la démocratie
   bourgeoise, qui s'appuie moins sur la coercition d'un appareil
   d'État que sur la production d'un consensus. D'innombrables
   subterfuges alimentent la fiction selon laquelle ce consensus
   s'obtiendrait par la libre communication d'êtres égaux en droits
   (la « concertation citoyenne »), c'est-à-dire par un accord entre
   dominants et dominés sur le bien-fondé de leur lien hiérarchique.
   Ce qui permet l'exercice pacifique de la domination, c'est aussi
   l'art et la manière dont se déroule cette communication apparente.
   Le meeting électoral obéit ainsi à la même grammaire culturelle
   qu'une conférence, tout en faisant l'économie du « débat » qui suit
   généralement cette dernière. Il est vrai que les discours prononcés
   à cette occasion n'ont eux-mêmes qu'une importance relative dans la
   production du consensus. Car le message d'un meeting se résume
   essentiellement à ceci : nous vivons dans une démocratie
   parlementaire qui donne à chacun le droit d'exprimer son opinion, à
   condition de respecter les règles de ce type de manifestations et
   de s'en tenir aux sujets et au vocabulaire adéquats. Il ne viendra
   à l'esprit de personne que la liberté d'expression ainsi formalisée
   demeure finalement sans conséquences, chacun ayant intégré les
   normes qui encadrent son usage. Lorsque la chancelière vient serrer
   des mains sur un marché au milieu d'un essaim de policiers et de
   gardes du corps, elle affiche sa proximité avec les citoyens – et,
   dans une certaine mesure, cette mise en scène fonctionne. Difficile
   pourtant d'interpréter pareille démonstration de puissance comme un
   échange entre citoyens égaux. S'ils sont nombreux à se laisser
   duper, c'est en général parce que les gens ne perçoivent pas le
   principe de domination inscrit dans notre grammaire culturelle.

   Le rôle du public ne se limite pas toujours à faire de la
   figuration dans le jeu du pouvoir. Lors d'une réception publique,
   les convives ne croient pas eux-mêmes qu'ils sont venus seulement
   pour boire la parole vénérée de leur hôte. Les « chers messieurs »
   en costard Hugo Boss et les « dames très honorées » qui exsudent
   leurs parfums onéreux savent qu'il s'agit pour eux de tenir leur
   rang dans la grammaire culturelle, c'est-à-dire de voir et de se
   faire voir, d'exhiber leurs décorations, d'entretenir leurs carnets
   d'adresses, de rencontrer les personnes qui comptent, en bref : de
   se mettre en scène sous un jour favorable et d'être simultanément
   témoins et profiteurs de la représentation du pouvoir. La
   participation à un rituel codifié par la grammaire culturelle
   permet non seulement à l'assistance de se distinguer, mais aussi,
   jusqu'à un certain degré, de prendre part aux rapports de pouvoir.

QU'EST-CE QUE LA GRAMMAIRE CULTURELLE ?

   La métaphore de la grammaire culturelle relève de la linguistique.
   On appelle grammaire l'ensemble des règles de langage que nous
   acquérons sans en avoir conscience. Elle compose la structure qui
   régit l'usage et la combinaison des différents éléments de notre
   expression verbale. Sans grammaire, impossible de bâtir des
   articulations complexes, même si nous parlons rarement en
   réfléchissant à la syntaxe et à la conjugaison de nos phrases. Le
   respect des règles grammaticales paraît aller de soi.

   La notion de grammaire culturelle recouvre donc le système de
   règles qui structure les rapports sociaux. Elle désigne la totalité
   des codes esthétiques et comportementaux qui président au bon
   déroulement de la vie en société, ainsi que les innombrables
   rituels que celle-ci impose à tous les échelons. L'organisation
   spatiale et temporelle qui fonde le « vivre ensemble » fait partie
   elle aussi de la grammaire culturelle.

   En dépit de sa codification stricte, une grammaire ne reste jamais
   totalement figée : des néologismes venus de la rue irriguent la
   langue écrite, des locutions populaires deviennent « tendance »,
   les dialectes se mêlent au parler pointu. La grammaire culturelle
   connaît des évolutions similaires : à la marge des comportements
   supposés convenables se déploient des manières différentes de se
   conduire et de se mettre en scène, les unes et les autres
   s'influençant mutuellement.

GRAMMAIRE CULTURELLE ET POUVOIR

   Cette flexibilité linguistique et culturelle de la grammaire ne
   signifie pas pour autant que ses règles soient neutres, ni qu'elles
   soient pareillement accessibles, transformables ou exploitables
   pour tout le monde. La grammaire culturelle trahit au contraire les
   rapports de pouvoir et de domination qu'il lui incombe de
   reproduire. Ses règles structurent l'ensemble de l'espace social,
   public ou privé. Dans les écoles, les associations, les conférences
   ou sur le lieu de travail, mais aussi dans les bistrots, les
   familles et les différents espaces de la vie privée, elle maintient
   des règles communes de sociabilité tout en en régulant les nuances
   et les hiérarchies. Elle permet aux hommes de s'orienter dans
   l'espace social. Elle leur fournit non seulement un mode d'emploi,
   mais aussi l'interprétation qu'il leur faut tirer d'une situation,
   d'un lieu, d'un texte ou d'un objet. Car la signification de chaque
   élément de l'ordre social évolue en fonction du contexte. Une bière
   consommée dans une fête de mariage n'est pas de même nature qu'une
   bière bue dans un stade de football. Dans un cas, il va s'agir
   d'une bière de marque servie dans un verre, dans l'autre, d'une
   bière de grande consommation servie dans un gobelet et en présence
   obligatoire d'une saucisse. L'accolade un tantinet démodée que
   mettent en scène deux hommes politiques n'a pas grand-chose à voir
   avec les effusions échangées au comptoir d'un bistrot, et un homme
   en minijupe n'éveille pas les mêmes associations d'idées qu'une
   femme vêtue de la même façon. Qui veut se comporter « normalement »
   doit donc savoir évaluer le contexte et identifier les modes
   d'expression culturelle qui s'y rapportent. Un militant qui
   chancelle ivre mort à un meeting politique agit de façon tout aussi
   saugrenue qu'un fêtard restant sobre au cours d'une virée dans les
   bars. Objets et comportements, interactions et rituels – tout est
   signe. Le sémiologue Roland Barthes a montré comment le processus
   de production de sens s'exerçait au profit de la bourgeoisie. Ses
   travaux nous intéressent, car ils éclairent les procédés par
   lesquels la grammaire culturelle s'érige en loi naturelle – rendant
   invisible le pouvoir qui s'y tapit.

   Pour Barthes, un signe est composé de deux éléments, le signifiant
   et le signifié. On retrouve cette distinction dans la grammaire
   culturelle, qui joue souvent sur deux systèmes de signes. Le
   premier englobe les signifiants qui possèdent une signification
   claire et apparente, exprimée verbalement, autrement dit un
   signifié. C'est dans le rapport entre signifiant et signifié que le
   sens apparaît. Dans le cadre de ce premier système, la réunion des
   membres d'une association aura par exemple comme signifié
   d'apporter une solution rationnelle et efficace aux attentes du
   groupe. Dans le second système, en revanche, cette réunion prendra
   une valeur purement formelle, assimilable à un signifiant : il
   n'importe plus de savoir si M. X ou Mme Y seront élus au bureau
   exécutif ou si la fête annuelle de l'association se tiendra en
   ville ou à la campagne, mais de veiller à ce que la réunion se
   déroule conformément aux règles prescrites par la grammaire
   culturelle. À savoir une tenue vestimentaire correcte, des rapports
   hiérarchiques respectés, un comportement conforme au statut
   implicite ou explicite de chacun. Dans ce second régime de signes,
   que Barthes appelait le « système du mythe », la réunion n'a
   d'autre fonction que de maintenir les structures de pouvoir et de
   conforter le postulat selon lequel tout problème ne se résout que
   par la voie hiérarchique. Ce signifié est à l'œuvre dans nombre de
   situations et de comportements quotidiens, qui prennent ainsi
   valeur de signifiants du système mythologique : ils expriment la
   normalité des rapports de domination et donc la légitimité des
   dominants.

   En ce sens, la grammaire culturelle fait partie d'une mythologie de
   la vie quotidienne qui confère à l'exercice du pouvoir le caractère
   intangible d'un fait naturel. Cette mythologie appartient si
   intimement à la vie des hommes qu'elle n'est presque jamais
   identifiée ou discutée. Il n'est pas étonnant qu'une alternative
   soit si difficile à construire ou même à penser. Car la grammaire
   culturelle ne se contente pas de soumettre les individus au système
   dominant, elle leur propose aussi des modèles d'identification. Des
   modèles que nous acceptons d'autant plus volontiers qu'ils nous
   permettent d'exercer nous-mêmes, en certaines occasions, quelques
   parcelles de pouvoir.

PETITE DIGRESSION SUR LE POUVOIR, LA DOMINATION ET L'HÉGÉMONIE

   Avant d'en venir aux éventuels moyens d'enrayer les mécanismes de
   production et de reproduction du pouvoir, il nous faut encore
   apporter quelques précisions sémantiques. D'abord, nous partons du
   principe que les notions de dominant et de dominé restent
   pleinement pertinentes, même si les rapports sociaux ne s'analysent
   pas uniquement en termes verticaux.

   Une société capitaliste complexe comporte toujours des rapports de
   domination et des formes quotidiennes d'exercice du pouvoir « à
   petite échelle », lesquels se conditionnent et se stabilisent
   mutuellement. Le pouvoir ne se manifeste pas seulement par la
   coercition, mais aussi par des modèles d'identification. Dans une
   culture qui survalorise la hiérarchie comme solution naturelle à
   tout conflit, il n'est pas illogique que chacun ou presque œuvre à
   la préservation de cette culture, en s'efforçant de consolider sa
   propre position au détriment du plus mal loti. Les rapports entre
   classes, ethnies et sexes reposent tous, à des degrés divers, sur
   le principe de la domination et de l'affirmation de soi par soi.
   L'auto-ethnification illustre bien ce processus. Elle n'est certes
   pas dépourvue de potentiel révolutionnaire, puisque ce sont
   précisément les groupes victimes de stigmatisation ethnique qui
   parent cette attaque en revendiquant leur propre identité. Mais
   elle peut aussi contribuer à figer le jeu social quand elle reprend
   à son compte les modèles d'identification proposés par le pouvoir,
   au risque de conforter la stratification sociale qui légitime la
   domination.

   Dominer par des moyens autres que la violence : cette ingéniosité
   propre aux sociétés bourgeoises développées a été minutieusement
   décrite par Antonio Gramsci dans sa théorie sur l'hégémonie. Pour
   asseoir son règne, la bourgeoisie ne se contente pas de contrôler
   les moyens de production, elle impose aussi sa superstructure, ou
   son idéologie. Il serait vain bien sûr de chercher à identifier une
   « idéologie dominante » claire et cohérente, puisque la bourgeoisie
   noue perpétuellement des alliances avec d'autres classes et
   d'autres groupes. Le succès de l'ordre capitaliste tient
   précisément à sa faculté d'absorber bout par bout les idéologies
   les plus diverses. Le consensus ainsi obtenu lie les dominés aux
   dominants sur le plan des idées et des représentations. C'est un
   consensus fourre-tout qui admet certaines contradictions et
   autorise les conflits. À ceci près que la manière « naturelle »
   dont ces conflits trouvent leur solution est dictée par les règles
   bourgeoises qui régissent les rapports sociaux. L'hégémonie évoquée
   par Gramsci ne se manifeste nulle part avec plus de force que dans
   la capacité des classes dominantes à incorporer les contradictions
   sociales et culturelles.

   L'hégémonie n'est pas qu'une affaire de discours, elle se nourrit
   des normes sociales qui encadrent la vie quotidienne de chacun.
   Enracinée dans le terreau des règles, des convenances, des symboles
   et des modes de communication, elle s'appuie sur la grammaire
   culturelle pour prospérer. Autant dire que les formes culturelles
   sont un élément essentiel dans la reproduction des rapports sociaux
   dominants : elles sont au moins aussi vitales pour leur longévité
   que les institutions de l'appareil d'État.

QUELLE CULTURE ?

   Quand on parle de grammaire culturelle, il faut entendre que la «
   culture » n'englobe pas seulement les canons bourgeois de l'art, de
   la musique et de la littérature, l'industrie qu'ils alimentent ou
   la sous-culture qui bourgeonne à leur périphérie. L'idée selon
   laquelle la culture ne doit pas sortir de quelques tiroirs bien
   rangés fait partie intégrante de l'idéologie bourgeoise. Au sens
   large, la culture embrasse toutes les formes d'expression humaines,
   tout ce qui fait sens dans la vie de tous les jours. Ainsi
   comprise, la notion de culture renvoie à la manière dont les hommes
   reçoivent, utilisent et interprètent les exigences propres à leur
   cadre social.

   Puisque la culture imprègne la société tout entière, il va sans
   dire qu'elle ne peut être dissociée de la politique. Tout
   changement culturel a des implications politiques. À l'inverse, une
   pratique politique s'articule toujours en formes culturelles. C'est
   pourquoi la politique ne peut se définir seulement comme l'art de «
   gérer les affaires de la cité » : elle intervient chaque fois que
   les rapports de domination sont en jeu. Lorsqu'on coupe la parole à
   un ministre, lorsqu'un employé somme son supérieur de s'expliquer
   sur ses retards, lorsqu'un document d'apparence administrative
   appelle les citoyens à déchirer le questionnaire du recensement, la
   grammaire culturelle est chamboulée. Et ce remue-ménage ne se
   révèle pas subversif uniquement sur le plan culturel, il l'est
   aussi politiquement.

QUELLE SUBVERSION ?

   Prendre conscience de la grammaire culturelle permet de jouer avec.
   Rien n'interdit d'emprunter ses codes pour les détourner à son
   avantage propre ou au préjudice d'un représentant du pouvoir, par
   exemple lorsqu'on s'adresse à un ministre sur le ton qu'il
   affectionne lui-même pour rabaisser ses subordonnés (cf. ci-
   dessous). Mais qui recevra le message politique d'une telle action
   si elle ne s'accompagne pas d'une notice explicative ? Mettre les
   rieurs de son côté est une chose, porter une critique radicale
   susceptible de convaincre en est une autre.

   Comment rendre audible un propos ou une action qui malmène les
   évidences toutes faites – la question se pose à tous ceux qui
   veulent agiter le bocal. Que ce soit pour une opération de
   communication-guérilla ou une campagne d'information plus
   classique, il n'est jamais garanti que le public se montrera bien
   disposé envers les trouble-fête. D'où l'importance d'inventer des
   actions de nature à « accrocher » ceux auxquels elle s'adresse – en
   misant par exemple sur les ressorts de la vie quotidienne ou sur
   l'expérience, largement partagée en général, de l'autorité et de la
   soumission. Ce corpus commun de connaissances se mobilise plus
   volontiers dans un éclat de rire que par des palabres savants ou
   des conférences solennelles.

   Cela ne veut pas dire, bien sûr, que les actions de communication-
   guérilla soient dépourvues de contenu théorique. Contester le
   système dominant impose d'en démonter au préalable la logique. La
   communication-guérilla ne peut fonctionner que dans la
   compréhension des structures de pouvoir auxquelles elle s'attaque.
   Ce n'est qu'en affûtant son sens critique que l'on trouvera
   intéressant, par exemple, de déchiffrer la fonction des
   manifestations gouvernementales contre la xénophobie qui s'étaient
   multipliées à une époque. Elles ne visaient évidemment pas à faire
   front contre les attentats racistes, que la politique du
   gouvernement alimentait plutôt, mais à mettre en scène une « bonne
   cause » propre à resserrer le consensus entre les « dirigeants » et
   le « peuple ». L'outil de la grammaire culturelle permet de déjouer
   pareils subterfuges.

   Les offensives que nous appelons de nos vœux seront dirigées contre
   l'esthétique de la domination et les règles de la grammaire
   culturelle. La seule règle qui nous importe, à nous, c'est qu'une
   intervention n'est subversive que si ses motivations sont
   clairement expliquées, sans quoi elle peut dégénérer en spectacle.
   Mais ne soyons pas inquiets : une bonne connaissance de la
   grammaire culturelle devrait nous protéger du piège de la
   complaisance.

   Les actions de communication-guérilla seront liées pour la plupart
   à des thèmes ou des événements pertinents d'un point de vue social.
   L'espace public dans lequel elles se dérouleront sera choisi en
   fonction des images, attentes et représentations qu'il évoque. Tout
   événement public constitue un rituel de formes et de conventions
   qui en dit long sur l'état de la société et sur la façon dont elle
   se perçoit elle-même. Une intervention tenant compte de ces
   ramifications est de nature à véhiculer un contenu immédiatement
   déchiffrable, qui ne nécessite pas une explication de texte.

   Pour nous, la pratique politique signifie autre chose que la
   transmission d'une idéologie meilleure. Quand nous nous demandons
   pourquoi les gens acceptent si volontiers les structures de
   domination de notre société, c'est sur le terrain de la grammaire
   culturelle que nous devons nous interroger. C'est en ce sens que
   notre combat social et politique poursuit « une autre réalité,
   celle qui nous fait vivre et ressentir ce pour quoi nous trouverons
   encore utile de nous battre demain ».

       Monsieur le Ministre parle au peuple (pièce en un acte)

       Auteur : commission électorale de la CDU.

       Relecture et correction : Sonja Brünzels et Luther Blissett.

       Jeu et mise en scène : université populaire de communication-
       guérilla.

       Scénographie

       Vendredi, 18 heures, n'importe où en Allemagne, n'importe quand
       au début des années 1990. Une salle équipée de verrières sur
       les côtés. Environ cent cinquante chaises ont été placées
       autour d'un couloir central. Sur la scène, une tribune
       d'orateur équipée d'un microphone et d'une table. Derrière la
       table, trois chaises. Sur la table, une bouteille d'eau et des
       verres. Des deux côtés de la scène, des bouquets de fleurs et
       d'autres chaises. Au fond de la salle, un microphone sur pied
       pour le public.

       Premier rôle

       L'homme politique (en l'occurrence, le ministre fédéral de la
       Défense).

       Seconds rôles

       La députée de la circonscription.

       Le responsable local de la CDU.

       Les garants de la sécurité publique (des hommes surentraînés en
       tenue civile, qui veillent à l'intégrité physique de Monsieur
       le Ministre ; une poignée de gardiens de l'ordre en uniforme,
       mais version « cool », sans casques ni matraques ; quelques
       agents de sécurité bénévoles fournis par la cellule locale du
       parti).

       Le public

       Des membres des Jeunesses de la CDU, fraîchement rasés, cheveux
       courts, visage laiteux et costard cravate. Des notables du
       parti. Des hommes politiques locaux de différentes obédiences,
       eux en costume, leurs épouses en tailleur. Des citoyens friands
       d'informations. Quatre soldats. Le photographe du village
       équipé d'un énorme appareil photo et flanqué d'un agent de
       sécurité. Une jeune femme séduisante, habillée superchic. Un
       petit groupe de jeunes, dont la tenue endimanchée est mal
       assortie à leur coiffure extravagante. Une femme sensible d'âge
       moyen, vite lassée du spectacle.

       Le couple Schulz : Mme Schulz est vêtue d'un ensemble que l'on
       dirait composé à partir des surplus d'un fripier. M. Schulz
       porte un costume passablement élimé et une cravate – cheveux
       rares et courts, paire de lunettes, regard coléreux.

       Le couple Schmidt : Mme Schmidt en tailleur beige, cheveux
       courts soignés, maquillage discret. M. Schmidt en costume
       passablement déformé de premier communiant, taille 54, lunettes
       en écaille.

       La pièce originale

       Un meeting de campagne parfaitement normal. Les portes
       s'ouvrent, les spectateurs font leur entrée, se saluent,
       bavardent. Peu à peu, la salle se remplit. La sécurité
       s'affaire à sécuriser. La première rangée est réservée, la
       salle est pleine. Attente, toussotements, murmures étouffés.
       Monsieur le Ministre pénètre dans la salle, accompagné de
       Monsieur le Responsable local et de Madame la Députée. Dans
       leur sillage, des messieurs portant des serviettes en cuir. Les
       trois personnalités montent sur la scène et s'installent à la
       table tandis que leur suite se répartit les chaises libres de
       la première rangée. Silence. Tous les regards convergent vers
       l'avant. Le responsable local salue le public, les huiles et le
       ministre, gratifiant ce dernier de ses remerciements appuyés.
       Il souligne l'importance du dialogue avec les citoyens et
       encourage le public à poser des questions une fois le discours
       achevé. Il passe la parole au ministre, puis se rassoit.
       Applaudissements polis. Monsieur le Ministre monte à la
       tribune. Applaudissements plus chaleureux. À cet instant,
       quelques trouble-fête se font entendre dans la salle, mais leur
       expulsion s'effectue sans tarder et sans grabuge. Le discours
       commence. Trois quarts d'heure plus tard, le ministre a fini sa
       démonstration. Applaudissements chaleureux. Le ministre se
       rassoit. Le patron local du parti peut alors lui exprimer sa
       gratitude et déclarer le débat ouvert. Après quelques moments
       d'hésitation, une demi-douzaine de citoyens se relaient au
       microphone pour formuler brièvement leurs questions. Un
       technicien accourt de temps en temps pour régler des problèmes
       de son. Le ministre répond à toutes les questions avec
       précision et compétence. La séance dure une demi-heure, après
       quoi c'est à la députée de prendre la parole. Elle regrette que
       l'heure soit déjà si avancée et prend congé en remerciant
       toutes les personnes présentes, et surtout Monsieur le
       Ministre, que nous remercions tout particulièrement.
       L'assistance, satisfaite, quitte la salle en bon ordre.

       La pièce revue et corrigée

       Tout se déroule comme d'habitude, le remplissage de la salle,
       l'entrée en scène des protagonistes. Quelque vingt-cinq
       spectateurs piaffent d'impatience, ce que, fort heureusement,
       personne ne remarque. Au moment où le responsable local se
       dirige vers la tribune et que se fait un silence religieux, une
       femme se lève : « On étouffe ici, dit-elle, il faudrait ouvrir
       les fenêtres. » « Les gens n'ont qu'à éteindre leur cigarette !
       » s'énerve quelqu'un dans la foule alors que personne ne fume.
       Un bénévole se précipite pour entrouvrir les fenêtres, sous les
       applaudissements du public. Le problème ayant été réglé à la
       satisfaction générale, le responsable local de la CDU peut
       enfin saluer l'assistance et célébrer l'âge d'or qui commence :
       « Le communisme, c'est fini ! » Cette sentence déclenche une
       très longue et très bruyante salve d'applaudissements.
       Lorsqu'il peut enfin reprendre la parole et la céder au
       ministre, une femme assise près de la fenêtre l'interpelle au
       passage : « S'il vous plaît, il y a des courants d'air ! »
       Murmures approbateurs dans la salle. Un bénévole ferme aussitôt
       la fenêtre, annonçant la montée du ministre à la tribune.
       Applaudissements. Le ministre remercie son public.
       Applaudissements plus forts. Le ministre remercie à nouveau,
       sur quoi les applaudissements redoublent de vigueur. Le
       ministre cesse enfin de dire merci, les applaudissements
       s'arrêtent. Il commence son discours, mais il n'a pas terminé
       sa première phrase que déjà c'est l'ovation, délirante et
       interminable. Exaspéré, le ministre demande au public de cesser
       d'applaudir car il voudrait commencer son discours. Les
       applaudissements refluent et le ministre évoque l'action
       courageuse des troupes allemandes. Cette fois, pas
       d'applaudissements.

       Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans le
       comportement du public. Chaque fois qu'un spectateur manifeste
       son approbation par des applaudissements timides, d'autres s'y
       mettent aussi et applaudissent à tout rompre. C'est vrai
       surtout quand le ministre s'engage dans des considérations
       particulièrement ennuyeuses : chacune d'elles, et elles sont
       nombreuses, récolte automatiquement des explosions de joie, qui
       durent juste assez longtemps pour embarrasser l'orateur, mais
       pas assez pour motiver une accusation de sabotage. Quelques
       spectateurs font néanmoins entendre leur mécontentement : « Les
       gens devraient arrêter d'applaudir, on est là pour écouter
       Monsieur le Ministre, pas pour taper dans les mains ! »
       L'intéressé, qui ronge son frein, semble partager ce point de
       vue. Parmi les messieurs importants du premier rang, certains
       sourient du coin des lèvres. L'ambiance devient houleuse. Ici
       et là fusent des « Silence ! » qui ne contribuent pas à
       dissiper la confusion. Alors que plusieurs jeunes persistent à
       applaudir avec enthousiasme, le colérique M. Schulz s'emporte
       et invective les gêneurs. Son voisin tente de le raisonner : «
       Arrête, espèce d'idiot, sinon c'est toi qui vas déranger tout
       le monde ! » M. Schulz ne l'entend pas de cette oreille, mais
       son épouse finit par le calmer. Quelques sièges plus loin, M.
       Schmidt desserre son nœud de cravate et s'écrie à la cantonade
       : « C'est la faute à la télévision ! » Il faudra soixante
       minutes au ministre pour venir à bout de sa démonstration. Il
       sera peu applaudi, le public s'étant lassé de lui témoigner son
       affection.

       On en vient au « débat ». Une longue file d'attente trépigne
       derrière le micro. Un membre des Jeunesses de la CDU pose une
       courte question à propos des responsabilités de l'armée
       fédérale. Le ministre lui répond avec précision et compétence.
       Puis une femme l'interroge sur la notion de « crise »
       mentionnée dans son discours. Elle a une théorie à ce sujet :
       c'est souvent en début d'année que les couples se séparent. En
       tant qu'expert des situations de crise, Monsieur le Ministre
       peut-il nous donner son point de vue ? L'intéressé se concentre
       pour répondre avec humour, mais sa tentative se révèle peu
       concluante. C'est maintenant au tour de la jeune femme
       séduisante et superchic de s'emparer du micro. Elle se fait
       bien du souci quant à l'avenir de nos troupes, qui ne trouvent
       plus à recruter en raison d'une natalité dramatiquement trop
       faible. Aussi propose-t-elle que les députés célibataires du
       Bundestag donnent leur sperme inutile à une banque prévue à cet
       effet, afin de garantir le renouvellement générationnel de nos
       soldats. Un membre de la sécurité se précipite sur la présumée
       provocatrice pour l'expulser. Elle a pourtant un bras dans le
       plâtre. Une dame d'allure respectable s'en émeut et prend la
       défense de la victime.

       C'est alors que M. Schmidt bondit de sa chaise et vocifère de
       plus belle, le visage cramoisi : « C'est la faute à la
       télévision ! » Un membre de la sécurité le prie craintivement
       et fort poliment de quitter la salle. Il n'en faut pas plus à
       Mme Schmidt pour glapir d'un ton hystérique : « Pas de violence
       ! Nous vivons en démocratie tout de même ! » L'agent capitule
       et court se mettre à l'abri. Quelqu'un réclame la réouverture
       de la fenêtre. Le public tente de restaurer un semblant de
       calme dans ses rangs, mais rien ne semble pouvoir freiner le
       chahut. Désorientée, la femme sensible d'âge moyen rate son
       intervention au micro, mais personne ne s'en rend compte. Les
       quatre militaires se consultent et analysent la situation en
       termes professionnels : « Qui est l'ennemi, qui en fait partie
       ? »

       À la tribune, le ministre est en train de perdre sa contenance
       : « Vous devriez au moins avoir le courage de débattre ! »
       crie-t-il à l'intention d'on ne sait qui. Il prévient qu'il ne
       répondra dorénavant plus qu'à des questions sérieuses. Un jeune
       homme d'allure tout à fait sérieuse – malgré ses cheveux longs
       – s'avance alors pour lui poser une question incohérente et
       fort compliquée, tenant en une seule phrase très longue, d'où
       émergent les mots « élargissement de l'Otan » et au moins dix-
       sept pays ex-soviétiques dont nul n'a jamais entendu le nom.
       Après quelques secondes d'hésitation, le ministre choisit de
       répondre à la question avec précision et compétence et fait
       donc état de réflexions sérieuses et importantes menées à ce
       sujet. Personne n'a rien compris. Un blanc-bec en costume et
       cravate bégaie une question maladroite sur l'engagement des
       troupes allemandes en Somalie. C'en est trop pour le ministre,
       qui hurle : « Assez de ces questions sans queue ni tête ! » Les
       Jeunesses de la CDU viennent de perdre une recrue.

       Après une heure de « débat », la députée peut enfin prendre la
       parole. Elle déplore que les sympathiques habitants de cette
       jolie bourgade aient vu leur soirée gâchée par une poignée de
       vauriens venus d'on ne sait où. Le ministre quitte dignement la
       salle tandis que résonnent en chœur slogans et chansons : «
       Nous sommes le peuple, tu es le chef ! C'est Gugusse avec son
       violon qui fait danser les filles, qui fait danser les filles !
       » Après quoi tout le monde se retrouve à l'extérieur pour le
       rendez-vous traditionnel avec le photographe du village.

       Épilogue

       Dans les jours qui suivent, plusieurs articles de presse
       rapportent avec indignation le dommage infligé à la région et
       au parti par quelques énergumènes hostiles à la démocratie. Les
       photos montrent l'expression traumatisée du ministre au moment
       du « débat », accompagnées de légendes non dépourvues d'ironie
       quant au préjudice moral qu'il a subi dans cette affaire. De
       son côté, la députée CDU dénonce le comportement indigne des
       jeunes militants du SPD local, dont la culpabilité ne fait
       aucun doute pour elle : les concurrents de la CDU seraient
       venus gâcher la fête pour favoriser la prochaine candidature de
       leur propre leader…

       Des camarades de la gauche radicale, qui n'étaient pas présents
       au meeting, prennent à partie deux ou trois connaissances
       qu'ils soupçonnent d'être impliquées dans les incidents. Et ils
       leur administrent un sermon : « Vous auriez dû argumenter, vous
       avez raté une occasion de critiquer la politique du
       gouvernement, vous vous êtes compromis dans une action
       agressive et apolitique. » D'autres camarades, qui étaient
       présents sur les lieux, se montrent en revanche ravis.

       Que s'est-il passé ?

       Selon le modèle en vigueur, un meeting politique est considéré
       comme réussi quand la vedette du jour a pu exposer son
       programme et étancher la soif d'information des citoyens. De ce
       point de vue, chaque version de la pièce présentée ci-dessus
       est un succès : dans un cas comme dans l'autre, le ministre a
       pu délivrer à son public les informations qu'il attendait.
       Pourtant, ainsi que toutes les personnes présentes sur place
       pourraient le confirmer, la version corrigée diffère nettement
       de la version originale. Pour comprendre en quoi consiste cette
       différence, il faut étendre la notion de communication au-delà
       du seul champ de l'« information ».

       La situation créée par une réunion politique s'appréhende mieux
       si l'on tient compte de la grammaire culturelle qui préside à
       sa mise en scène. En effet, la signification d'un rituel de ce
       type réside moins dans le contenu des arguments énoncés à la
       tribune ou dans la salle que dans leur chorégraphie, c'est-à-
       dire dans la répartition des rôles confiés aux participants :
       qui a le droit de se faire entendre et à quel moment ? La
       grammaire culturelle sert à résoudre ces questions, non de
       façon tyrannique, mais par la mise en place d'un dispositif
       apparemment rationnel : agencement de la salle, disposition des
       sièges, distribution des temps de parole, etc. C'est là que
       réside la parenté entre un meeting politique et un office
       religieux : dans un cas comme dans l'autre, il ne s'agit pas
       tant de diffuser un message que de contribuer à la
       normalisation des rapports de pouvoir entre, d'un côté,
       l'expert/homme politique/prêtre et, de l'autre, le
       citoyen/usager/croyant. Une savante liturgie règle la séance
       jusque dans ses moindres détails.

       Parce qu'elle demeure invisible en tant qu'instrument de
       pouvoir, la grammaire culturelle s'impose avec une efficacité
       rarement prise en défaut. Consentir au « débat », fût-ce pour «
       critiquer le gouvernement », revient par conséquent à légitimer
       le dispositif et à accepter le rôle assigné à chacun dans le
       cadre du rituel. Il serait naïf de croire qu'un argument émis
       depuis la salle pourrait infléchir le jugement du maître de
       cérémonie. Celui-ci en tirera au contraire prétexte pour
       peaufiner sa démonstration et exhiber la posture avantageuse du
       démocrate épris de tolérance et de pluralisme. Énoncée dans le
       cadre du « dialogue avec les citoyens », même la critique la
       plus cinglante du gouvernement ne sert en fin de compte qu'à
       renforcer la hiérarchie inscrite dans la grammaire culturelle.

       Ébranler la structure du pouvoir suppose d'en miner les
       fondations. Chacun le sait, le public d'un meeting n'est
       autorisé à prendre la parole qu'à certains moments, sous
       certaines conditions et dans un certain but. Il peut poser des
       questions et même se préoccuper de son propre bien-être
       (personne ne doit avoir froid ou respirer la fumée de son
       voisin), puisque tout citoyen qui se respecte porte sa part de
       responsabilité dans le bon déroulement de la soirée. C'est
       pourquoi il est en droit d'exiger que tout gêneur soit
       promptement expulsé. Bien entendu, il s'agit là de droits
       annexes, le plus notable consistant à jouir de la présence d'un
       orateur célèbre. D'où la configuration de la salle, aménagée de
       manière à ce que l'attention du public se focalise sur la
       tribune. Il suffit alors que les spectateurs se mettent à
       parler entre eux pour que le désordre s'insinue.

       Le meeting commence à dérailler quand les accessoires de la
       représentation deviennent plus intéressants que la
       représentation elle-même. Par exemple, quand des spectateurs –
       à l'instigation de quelques séditieux déguisés en notables –
       prêtent une attention plus soutenue à la qualité de l'air ou à
       l'attitude de leurs voisins qu'à la tête d'affiche qui s'agace
       à la tribune. Une fois semée la graine de la discorde, rien ne
       peut l'empêcher de germer et de donner quelques fruits. Car les
       membres du public sincèrement intéressés par le discours
       ministériel auront beau tenter de rétablir l'ordre, leurs
       interventions ne feront qu'amplifier la pagaille.

       Évidemment, des contestataires identifiables comme tels se
       prêteraient mal à ce travail de sape, car leur présence et les
       moyens d'y riposter ont été prévus par les organisateurs. Ce
       que ces derniers ne peuvent prévoir, en revanche, c'est la
       métamorphose de citoyens ordinaires en perturbateurs acharnés.
       À mesure que s'accroît la difficulté de distinguer les vrais
       des faux trouble-fête, le chaos enfle irrémédiablement. Les
       spectateurs « authentiques » se retrouvent alors piégés dans
       une situation qui ne leur laisse pas d'alternative
       satisfaisante : soit ils décident d'agir en « gens civilisés »
       et de participer aux controverses bouffonnes (faut-il ou non
       ouvrir les fenêtres ?), auquel cas ils aggravent le désordre,
       soit ils en appellent à l'autorité et réclament l'expulsion des
       trublions – mais lesquels ? Comment être sûr qu'on ne jettera
       pas à la porte quelques braves électeurs et électrices du parti
       en place ?

       Le jeu qui consiste à déplacer l'attention générale du podium
       vers la salle poursuit deux objectifs : gêner le déroulement de
       la manifestation, bien sûr, mais aussi ébrécher le consensus de
       la grammaire culturelle. En chahutant le programme, en
       déréglant la boussole du « débat » et en ridiculisant le
       dispositif de la parole légitime, on démasque l'imposture tout
       en lui opposant une critique robuste. Au lieu, en effet,
       d'organiser leurs propres réunions d'information, les «
       guérilleros de la communication » préfèrent utiliser ce qui
       existe pour mettre en scène ce qu'ils ont à dire. Il est vrai
       que nos succès – si succès il y a – n'apparaissent jamais au
       grand jour. Mais, comme le montre partout la grammaire
       culturelle, l'efficacité requiert parfois une certaine
       invisibilité. Le dérèglement que nous produisons ne donne pas
       lieu à des dissertations médiatiques, il n'a de valeur que dans
       une situation donnée et pour les personnes concernées. Il
       n'agit pas au niveau théorique, mais sur le terrain émotionnel,
       raison pour laquelle son impact ne saurait être sous-évalué :
       il permet à l'assistance de jeter un autre regard sur cette
       chose appelée « meeting politique » et de s'en souvenir peut-
       être en d'autres circonstances.

STRATÉGIE ET TACTIQUE

   Si la grammaire culturelle ordonne tous les secteurs de la société,
   la question se pose de savoir quelles possibilités d'action
   subsistent dans un système de normalisation aussi puissant, et
   comment s'y soustraire, du moins en partie. Les réflexions qui
   suivent sont nées de la conviction qu'il ne suffit pas d'identifier
   les structures de domination et de les réprimander avec véhémence
   pour déclencher des actions susceptibles de transformer la société.
   La disposition au changement est bienvenue mais, si elle reste
   passive, elle ne nous aide pas beaucoup.

   Le principe clé de la communication-guérilla n'émane pas de quelque
   avant-garde éclairée : elle consiste tout simplement à admettre que
   les transformations sociales n'adviennent que si tout le monde met
   la main à la pâte. Les points d'appui pour une action politique
   sont donc à chercher dans la vie quotidienne. « Quelles procédures
   populaires (elles aussi “minuscules” et quotidiennes) jouent avec
   les mécanismes de la discipline et ne s'y conforment que pour les
   tourner ? s'interroge le philosophe français Michel de Certeau.
   Enfin, quelles “manières de faire” forment la contrepartie, du côté
   des consommateurs (ou “dominés”) des procédés muets qui organisent
   la mise en ordre sociopolitique ? »

   Aussi est-il indispensable de ne pas examiner seulement les normes
   et les institutions (partis politiques, associations, entreprises,
   organismes étatiques, famille, etc.), mais également la manière
   dont les sujets s'arrangent avec cette masse de contraintes. De
   Certeau envisage le rapport entre individu et société à travers les
   notions de « stratégie » et de « tactique ». Son « analyse
   scientifico-militaire » de la culture fait apparaître celle-ci
   comme un espace de tensions et parfois de violences où le droit du
   plus fort est contrôlé, différé ou légitimé. Outre les stratégies
   du pouvoir, de Certeau a étudié les marges de manœuvre dont
   disposent les « réseaux de l'antidiscipline » pour se dérober à ces
   stratégies.

   La stratégie du pouvoir consiste à orienter les rapports de forces
   sociaux et à assigner une place aux différentes catégories de la
   population. La stratégie a besoin d'un camp de base, c'est-à-dire
   d'une institution dépositaire de l'autorité qui organise et
   sécurise les rapports sociaux.

   La tactique, elle, ne s'appuie pas sur une institution mais sur le
   corps social dans son ensemble. Elle exploite le terrain disponible
   en cherchant à saisir toute « opportunité » qui se présente. La
   tactique consiste à jouer avec les forces du pouvoir – de Certeau
   parle de « farces réussies », de « beaux gestes », de « simulations
   variées » et de « trouvailles heureuses, de nature aussi bien
   poétique que guerrière ». Ce détournement des règles stratégiques
   au moyen des tactiques quotidiennes est au cœur de la
   communication-guérilla.

   On objectera que ce sont précisément ces jeux tactiques, ces
   petites réappropriations individuelles et temporaires, qui, tout en
   altérant le système à la marge, contribuent à sa stabilisation.
   Certes, ils permettent ici ou là de neutraliser le pouvoir pour
   quelques courts instants, mais, ce faisant, ils rendent les
   rapports de pouvoir plus acceptables.

   En somme, les tactiques quotidiennes sont subversives dans la
   mesure où elles modifient, manipulent et réinterprètent l'ordre
   dominant, mais ce n'est pas pour autant qu'elles provoquent
   automatiquement des actions révolutionnaires. Pour qu'elles aient
   un effet significatif, elles doivent donc se fondre dans une force
   consciente et collective, et non se disperser en actions
   sporadiques, individuelles et souvent inconscientes. C'est là que
   réside le potentiel d'une « stratégie tactique » : saisir les
   situations concrètes dans lesquelles des individus prennent le
   dessus sur leur vie quotidienne pour tirer de ces moments une
   étincelle politique.

LIEUX ET ESPACES

   En principe, la communication-guérilla peut frapper n'importe où.
   Il faut partir du principe que tout lieu physique est aussi un lieu
   social. Toute organisation de l'espace met en forme des rapports
   sociaux et le sens que prennent ces espaces demeure par conséquent
   toujours structuré par des paramètres sociaux et sociétaux.

   Pour bien choisir sa cible, on doit se souvenir qu'un lieu ne se
   définit pas seulement par son usage, mais aussi par la fonction
   symbolique qu'il détient dans le cadre de la grammaire culturelle.
   Ainsi, les points cardinaux d'un centre-ville – mairie, musées,
   monuments, galeries… – représentent en même temps les principaux
   piliers de l'ordre social, à savoir l'autorité politique et la
   culture officielle. Cependant, plus encore que par ses édifices
   publics, la géographie urbaine est marquée surtout par
   l'omniprésence des immeubles de bureaux et des panneaux
   publicitaires dédiés aux firmes, aux banques, aux compagnies
   d'assurances et aux commerces. Il n'est pas rare que le symbole
   d'une grande entreprise se voie béatifié comme blason officiel
   d'une métropole – ainsi de l'étoile de Daimler-Benz, qui domine
   avec arrogance la gare centrale de Stuttgart, ou l'Europacenter de
   Berlin.

   L'architecture des bâtiments officiels repose sur le principe de
   l'esthétisation du pouvoir politique. Dans sa fonctionnalité
   froide, l'architecture moderne à base de béton, d'acier et de verre
   projette autour d'elle une esthétique de l'intimidation bâtie au
   profit des élites. À quoi il faut ajouter désormais la variante
   postmoderne : les bâtiments qui s'en réclament en imposent toujours
   par leur taille et leur volume, mais ils sont maintenant rhabillés
   de couleurs pastel, grimés en murs de briques « à l'ancienne » ou
   affublés de trompe-l'œil « pour faire joli ». Là où l'architecture
   moderne se contentait d'occuper l'espace et de le dominer, son
   avatar postmoderne installe une combinaison d'éléments ludiques et
   de retouches censées évoquer le « bon vieux temps », une harmonie
   en toc qui n'a d'autre fonction que de dissimuler la prédominance
   du pouvoir.

   L'occupation symbolique de l'espace public par ces bâtiments
   d'apparat n'a pas échappé à la conscience collective, ainsi que le
   démontre la constance avec laquelle nombre de manifestants laissent
   leur trace dans les vitrines des banques. « La ligne de démarcation
   entre logements et vitrines représente une frontière sacrée, note
   Lutz Bedrow. Tout ce qui est situé au-delà concourt à la
   célébration de l'argent : boutiques, grands magasins, espaces
   monumentaux servant de décor aux marchandises et jusqu'aux lieux
   publics destinés à d'autres formes de consommation, comme les
   musées. » La communication-guérilla se propose de briser
   l'esthétisation des lieux publics en dévoilant ses mécanismes, de
   manière à repolitiser les espaces sociaux et culturels. Le pouvoir
   cherche à esthétiser le politique et à « naturaliser » les rapports
   de domination pour mieux les camoufler. C'est précisément cette
   stratégie de conservation du pouvoir que la communication-guérilla
   entend divulguer et fragiliser.

   À cet égard, le graffiti est une arme moins dérisoire qu'il n'y
   paraît. L'action délictueuse du graffeur a ceci de politique
   qu'elle contrecarre l'effet intimidant ou esthétisant de
   l'architecture. Jean Baudrillard considère même le graffiti comme
   un progrès à la fois pratique et théorique, surtout quand il ne
   s'agit que de « tags » dépourvus de tout contenu politique
   explicite. « Cette attaque procède d'une sorte d'intuition
   révolutionnaire – à savoir que l'idéologie dominante ne fonctionne
   plus au niveau des signifiés politiques mais au niveau des
   signifiants – et que c'est là où le système est vulnérable et doit
   être démantelé. » En marquant un nom, un pseudo ou une image sur un
   mur, le tagueur se réapproprie un bout de l'espace public. Ce
   faisant, il récuse la prétention du pouvoir à occuper et contrôler
   cet espace. Certes, contrairement à ce que suggère Baudrillard, il
   n'est sans doute pas indifférent qu'un tag affirme simplement « Je
   suis passé par là » ou qu'il exprime les visées territoriales d'un
   gang. Mais il est exact que même des graffitis apolitiques doivent
   être interprétés comme une offensive contre le système. Comment
   expliquer autrement les sanctions sévères promises à leurs auteurs
   ?

   Les bâtiments ne sont pas seulement porteurs de sens par eux-mêmes,
   ils structurent aussi l'espace en influant sur la taille, la forme
   et la valeur des espaces plats qui les entourent. D'autres éléments
   déterminent la valeur d'un quartier ou d'un pâté de maisons, selon
   qu'il n'y a que du béton ou pas, des espaces verts bien tenus ou
   des herbes folles… La signification qui résulte de cet ensemble de
   facteurs conditionne concrètement la liberté de mouvement des
   individus dans l'espace public. Où peut-on stationner quand on est
   sans-logis ou toxicomane ? Dans quels coins patrouillent les
   shérifs ? Où puis-je m'asseoir par terre et rester là une demi-
   heure sans rien faire ? L'Internationale situationniste assimilait
   à un acte politique le fait de se soustraire aux figures imposées
   qui régissent nos déplacements. Par la pratique de la « dérive »,
   ses partisans tentaient de réinvestir l'espace public et de
   l'associer à des significations nouvelles. De son côté, Michel de
   Certeau considère la marche comme une écriture invisible qui, en
   fonction de son rythme et de son parcours, imprime des textes
   éphémères dans la ville. C'est un fait bien connu que l'urbanisme,
   en tant que modèle bureaucratique du « vivre ensemble », constitue
   une arme redoutable pour contrôler les déplacements des habitants.
   Mike Davis en apporte la démonstration avec Los Angeles, où un
   processus de « militarisation urbaine » conduit les habitants
   pauvres à ne même plus pouvoir se rendre en centre-ville. Le
   programme politique mis en œuvre dans la mégalopole californienne
   se reflète dans son design architectural : tandis que les bâtiments
   administratifs ressemblent à des forteresses ou à des pénitenciers,
   et qu'ils sont surveillés comme tels, les prisons empruntent aux
   fastes et au style de l'« architecture-meringue » habituellement
   réservée aux constructions de prestige, comme pour glorifier aux
   yeux de tous la pratique de l'enfermement. Laquelle fait la fierté
   de la ville, puisque le taux de détention est plus élevé à Los
   Angeles que n'importe où ailleurs dans le monde industrialisé.

   Chaque société possède en outre des lieux destinés à véhiculer un
   message explicite. Les monuments commémoratifs, par exemple. S'ils
   incarnent le principe de pouvoir, ce n'est pas seulement par leur
   domination matérielle et visuelle sur l'espace public, mais aussi
   par les institutions qu'ils représentent, l'idéal qu'ils propagent
   ou le rappel à l'ordre dont ils sont les relais. En témoigne
   l'exaltation de la guerre inscrite dans les monuments aux morts.
   Ces édifices sont littéralement saturés de rituel : aux maximes
   patriotiques gravées à leur fronton s'ajoutent les dépôts de
   couronnes et autres cérémonies de recueillement, qui, année après
   année, réactivent la signification dont ils sont chargés.

   La communication-guérilla impose de prendre en compte ce type de
   portée symbolique, car l'impact de ses actions dépend fortement du
   lieu où elles frappent. Lorsqu'elle fait sauter les barrières
   policières et transforme en scène de théâtre les lieux ainsi
   libérés, ou lorsqu'elle utilise un match de football comme tribune
   politique, elle subvertit et valorise l'espace public. Des actions
   telles que les jeux « NOlympiques » peuvent servir par ailleurs à «
   salir » les lieux de représentation et à endommager la mise en
   scène du pouvoir.

TOUS OU PERSONNE ? NOMS MULTIPLES, PERSONNAGES FICTIFS, MYTHES
   COLLECTIFS

   Un nom multiple est un « nom que chacun peut utiliser ». Qu'elles
   soient célèbres ou inconnues, isolées ou en groupe, les personnes
   qui s'inventent un nom de ce genre ne réclament ni monopole ni
   copyright sur son usage. Mais un nom multiple peut traduire
   davantage que le seul désir de son auteur de rester anonyme – par
   exemple, lorsque ce nom renvoie à une pratique politique cohérente
   et clairement identifiable. Il permet alors non seulement de
   désigner cette pratique (artistique, politique, religieuse), mais
   aussi de l'incarner dans un personnage fictif. À mesure que la
   pratique devient reconnaissable et s'anime, le personnage lui-même
   s'éveille à la vie. Il prend des contours et construit une histoire
   qui peut devenir un mythe. Dès lors que des gens adoptent
   l'histoire et participent à la pratique, ils se mettent bel et bien
   à faire partie de ce protagoniste imaginaire et collectif : la
   pratique de l'individu se renforce au sein du mythe qu'elle
   pérennise. Et inversement : si la pratique se dévitalise, le
   personnage qui l'incarne meurt avec elle.

       Interview exclusive du sous-commandant Marcos (dit « El Sub »)
       par lui-même

       Ou : Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur « El Sub »
       sans oser le demander.

       Ou : Le plus grand journaliste du monde.

       Par : ………. (mettez ici votre nom)

       Pour : ……… (mettez ici le nom du support pour lequel vous
       travaillez)

       1. Lieu de l'interview (soulignez le lieu de votre choix)

       a) Quelque part dans la jungle Lacandone.

       b) Quelque part dans le Sud-Est mexicain.

       c) Quelque part sur le territoire zapatiste.

       d) Quelque part dans la salle de presse de la Casa Vieja.

       e) Dans quelque bar du Sud-Est mexicain.

       f) ……… (indiquez le lieu que vous préférez).

       2. Présentation de l'interview (soulignez l'option de votre
       choix)

       Après quelques jours d'attente, j'ai pu pénétrer enfin dans le
       territoire des…

       … zapatistes/rebelles/hors-la-loi.

       J'étais bien sûr accompagné par mon (ma)…

       … photographe/souffleur(euse)/guide/nourrice/chaperon/nègre.

       Ensemble, nous avons…

       … marché/couru/galopé/déambulé/rampé/avancé à quatre pattes.

       à travers des…

       … jungles/rivières/montagnes/salles d'attente/plantations de
       café/couloirs/mers/passages cloutés/déserts.

       pendant des…

       … heures/jours/semaines/mois/années/décennies/siècles (NB :
       n'exagérez pas, il convient de se montrer un tantinet
       crédible).

       À bout de forces, nous sommes finalement arrivés à…

       … une vallée/une forêt/une clairière/une colline/un port/un
       bistrot/une montagne/un village/une station de métro/une salle
       de presse/un aéroport.

       Là, nous avons été accueillis par…

       … « El Sub »/un hors-la-loi/un passe-montagne au nez
       prononcé/un professionnel de la violence.

       En plus d'avoir un gros nez, notre homme était de couleur…

       … blanche/noire/brune/rougeâtre/jaunâtre/verdâtre/bleutée.

       Ses yeux étaient…

       … noirs/bruns/verts/bleus/rouges/couleur miel/couleur
       avoine/couleur maïs/couleur yoghourt/couleur müesli.

       Il portait…

       … un fin collier de barbe/une épaisse barbe
       broussailleuse/quelques rares poils au menton/une belle paire
       de rouflaquettes.

       Il paraissait âgé d'à peine…

       … 15 ans/54 ans/25 ans/18 ans/46 ans/… ans.

       Tout en allumant sa pipe, il s'est assis sur…

       … son trône/une chaise à pivot/une balançoire/le sol/le rebord
       de la fenêtre/un tabouret de bar/un pupitre/un fauteuil de
       directeur.

       Puis, après nous avoir…

       … salué/menacé/demandé l'heure/couvert d'injures/extorqué de
       l'argent pour l'interview/regardé en bâillant,

       nous avons commencé l'entretien.

       3. L'interview

       Le journaliste …………. (mettez ici vos initiales ou votre nom) :
       El Sub, que pensez-vous de Cuba ?

       El Sub : Cuba, c'est…

       … un paradis/une dictature/le ciel/l'enfer/une terre de
       contrastes.

       Le journaliste : Que deviendrait El Sub si le conflit…

       … se terminait/se dénouait/s'enlisait/s'élargissait ?

       El Sub : Eh bien, je…

       … m'en irais ailleurs/prendrais ma retraite pour élever des
       poules/publierais mes mémoires/présenterais ma candidature aux
       élections législatives/deviendrais un glandeur/m'inscrirais au
       chômage/cesserais d'écrire/me mettrais à écrire pour de
       bon/tournerais un film/regarderais un film.

       Le journaliste : Que ressent-on quand on est comme vous…

       … un professionnel de la violence/un sex-symbol/un hors-la-
       loi/un rebelle/un clown/un leader charismatique/un bel enfoiré
       ?

       El Sub : Ma foi…

       … rien/tout/c'est la merde/c'est chouette/c'est comme un
       orgasme/plus ou moins/plutôt plus que moins/plutôt moins que
       plus.

       Le journaliste : …………. (mettez la question de votre choix) ?

       El Sub : Eh bien…………. (mettez la réponse de votre choix).

       Signature authentifiant l'interview (NB : à découper selon les
       pointillés et à coller très soigneusement à la fin de votre
       interview).

       Sous-commandant insurgé Marcos, 29 juillet 1994

   Le nom multiple abat la frontière entre individu et collectif. Il
   accorde à chacun un droit de participation à la figure collective
   du personnage imaginaire, qui incarne le mouvement et la force
   d'une masse invisible. À travers lui, la masse prend une forme
   singulière et surgit comme un sujet agissant. Les sans-nom ont
   toujours prisé ce procédé, qui, aux temps des jacqueries paysannes,
   donnait déjà du fil à retordre aux possédants. Ainsi, en 1514, des
   paysans de l'Allemagne du Sud se soulèvent sous le nom de « pauvres
   Conrad ». Conrad n'est pas leur meneur, mais chacun est Conrad pour
   les besoins de l'insurrection. Au début du XIXe siècle, en Grande-
   Bretagne, c'est le « général Ludd » qui prête sa voix et son rang
   aux opprimés. En tant que commandant imaginaire d'ouvriers en chair
   et en os, Ludd s'attaque sans ménagement aux profiteurs du
   capitalisme industriel naissant. Malgré – ou grâce à – l'absence
   d'une structure organisée, le mouvement luddite parvient pendant
   plusieurs années à faire trembler le patronat.

   Alors que le général Ludd agissait sans état civil ni état-major,
   les organisations ouvrières qui l'ont suivi endossèrent pour la
   plupart la distinction bourgeoise entre pratiques individuelle et
   collective. Le collectif, ou le prolétariat en l'occurrence, devint
   alors une affaire plus ou moins abstraite administrée par la voie
   hiérarchique. Sa force symbolique restait vigoureuse, mais elle ne
   se manifestait plus dans la pratique de chacun : ses dépositaires
   n'étaient plus que des individus triés sur le volet, proclamés
   leaders, héros ou modèles. Ce n'est pas un hasard si, de nos jours,
   la notion de nom multiple rencontre un certain succès dans le
   domaine où, justement, le culte bourgeois de l'individu est le plus
   exacerbé, à savoir dans le domaine de la culture. Lorsqu'une
   pratique artistique porte un nom multiple, il devient impossible de
   rattacher l'œuvre au nombril d'un auteur. Les néoïstes n'ont jamais
   dévié de ce principe. Apparus dans les années 1980 dans l'intention
   de « créer une situation dans laquelle vouloir définir le néoïsme
   n'aurait aucun sens », les adeptes de ce courant répondent à
   plusieurs noms multiples, tels que Harry Kipper ou Monty Cantsin.
   Comme œuvre postsituationniste de premier plan, il faut citer
   également Luther Blissett : des centaines d'activistes en Amérique
   du Sud et en Europe se réclament de ce nom, revendiqué à l'origine,
   dit-on, par un obscur footballeur anglais… C'est donc sans surprise
   qu'on le retrouve aujourd'hui parmi les coauteurs du présent
   ouvrage.

   Pour miner les concepts bourgeois du sujet, une pratique joliment
   sournoise consiste à transformer à leur insu, et parfois contre
   leur volonté, des individus réels en personnages collectifs.
   Adoptez le nom d'un quelconque chanteur à succès, enfilez une
   perruque blonde et des lunettes de soleil, mettez-vous à chanter
   atrocement faux et observez le résultat : d'autres, à commencer par
   votre « modèle », ne tarderont pas à vous copier. Autre exemple, à
   l'occasion d'une élection municipale de Zurich, la campagne visant
   à dissoudre un candidat du camp bourgeois, Andreas Müller, dans une
   entité collective. Pour faire vivre cette entité, il suffisait de
   s'appeler Müller et d'apparaître sous ce nom sur un bulletin de
   vote.

   Durant ces vingt dernières années, l'utilisation la plus
   remarquable du nom multiple nous est venue de la guérilla zapatiste
   du Chiapas, qui a su s'incarner dans le nom fictif de son porte-
   parole, le sous-commandant Marcos (« Nous sommes tous Marcos »).
   Par cette idée géniale, les zapatistes ont non seulement œuvré à la
   déconstruction de la figure du « grand chef » révolutionnaire,
   dégradé avec dérision au rang de sous-chef, mais aussi créé une
   nouvelle forme de mythe collectif : celle du guérillero dépouillé
   de sa biographie. Les attributs qui l'identifient, comme le passe-
   montagne, la pipe ou l'uniforme, ne sont pas là pour camoufler sa
   fonction, mais au contraire pour la rehausser. C'est précisément
   parce que la « vraie personne » reste dans l'ombre que sa geste et
   ses revendications politiques apparaissent en pleine lumière. Le
   mythe collectif « Marcos » devient ainsi porteur de significations
   les plus diverses, l'expression de fantasmes subversifs autant que
   sexuels (bien que son corps et son visage ne fussent jamais
   visibles, Marcos a été désigné au Mexique « homme le plus attractif
   de l'année »). Au bout du compte, des dizaines de milliers de
   personnes ont pu défiler dans les rues de Mexico et articuler leur
   puissance politique en scandant : « Nous aussi, nous sommes Marcos
   ! »

   C'est en ce sens que le mythe d'« El Sub » se différencie de celui
   d'un héros individuel comme Che Guevara : un slogan tel que « Moi
   aussi, je suis Che ! » aurait été parfaitement inepte. Les
   dirigeants mexicains ont du reste fort bien compris la fonction et
   la vitalité de ce mythe collectif, comme en témoignent leurs
   efforts désespérés de dévoiler le « vrai » Marcos et de le réduire
   à la figure bourgeoise d'un individu.

   L'origine du nom multiple se perd dans la nuit des temps. Sa
   survivance renvoie à des pratiques religieuses et magiques
   primitives, dont la figure du Bouddha porte aujourd'hui encore la
   trace. Ceux qui s'en réclament ne sont-ils pas tous Bouddha ? Tel
   est du moins l'enseignement qu'ils reçoivent : « En réalisant la
   pratique du Bouddha, vous êtes son égal. Vous voyez par les mêmes
   yeux, entendez par les mêmes oreilles et parlez par la même bouche.
   »

       Attentat psychologique contre l'état civil

       Ce qui s'est révélé payant jadis contre le Pentagone doit
       pouvoir s'appliquer aussi à l'administration allemande. Le 28
       mai 1995, dans la foulée d'une émission de Radio Blissett, une
       foule en colère composée de quelque soixante-dix Luther se
       rassemble devant l'Office de contrôle de la population
       (Einwohnermeldeamt). Objet de la manifestation : amorcer une
       offensive psychologique « contre le nom de famille et en faveur
       du droit de chacun de choisir son nom librement et en toutes
       circonstances ». Pour amadouer deux policiers, qui enjoignaient
       les manifestants à traverser la rue en empruntant le passage
       clouté, Luther Blissett entreprend de bloquer la circulation et
       d'interroger les automobilistes, auxquels il distribue des
       tracts appelant à la suppression du nom de famille. S'ensuit
       l'attaque proprement dite : pendant plus de deux minutes, la
       foule profère à l'unisson et à plein volume la syllabe « ohm »,
       générant un flux d'énergie psychique d'une puissance telle que
       le chambranle de l'une des fenêtres de l'édifice public
       s'effondre. Vers 4 heures du matin, lorsque l'attroupement se
       disperse enfin, on observe d'autres Luther arrivant pour
       prendre le relais, groupés en formation de combat psychique.

   En réactivant des pratiques archaïques, le nom collectif défie la
   distinction bourgeoise entre individu et groupe. Ce qui le rend
   menaçant, c'est moins le refuge qu'il prête à l'anonymat (pour
   cela, mieux vaut ne pas porter de nom du tout) que son attaque
   frontale contre les concepts modernes de subjectivité et
   d'identité, qu'il désigne comme illusoires. Il démontre du même
   coup la pertinence des croyances anciennes selon lesquelles
   l'identité humaine n'est rien d'autre qu'une articulation de
   pratiques collectives. Pour autant, la force subversive du nom
   multiple ne s'exprime que dans la pratique : toi aussi, deviens
   Luther Blissett !

2. MÉTHODES ET TECHNIQUES

   La communication-guérilla se définit comme une tentative visant à
   produire des effets subversifs par des interventions sur le
   processus de communication. Les méthodes et techniques qu'elle
   utilise fonctionnent selon deux principes clés : la distanciation
   et la suridentification.

   Le principe de distanciation repose sur une représentation
   subtilement biaisée de la réalité habituelle, visant à mettre en
   lumière les aspects enfouis ou insolites d'une situation, à
   provoquer des lectures inhabituelles d'événements habituels ou à
   faire surgir des significations inattendues ou inespérées. La
   suridentification consiste en revanche à exprimer ouvertement les
   contenus de la réalité habituelle qui, bien que largement connus,
   n'en demeurent pas moins tabous. Elle épouse la logique des normes,
   des valeurs et des schémas dominants, mais en la poussant dans ses
   ultimes retranchements, là où ses conséquences ne sont pas (ou ne
   doivent pas être) énoncées publiquement. La distanciation introduit
   une distance, la suridentification l'abolit en supprimant
   l'autodistanciation inscrite dans la structure du discours
   dominant. Ce que ce double mouvement recèle de charge subversive,
   c'est ce que nous allons voir dans les pages suivantes.

LE PRINCIPE DE DISTANCIATION

   Attaquer le processus de communication par la distanciation, c'est
   prendre à son compte des faits, des formes, des images ou des
   représentations pour en modifier les modes d'apparition habituels.
   Dans un premier temps, ces interventions peuvent susciter un
   sentiment de confusion, car chacun, du fait de sa socialisation,
   possède un savoir commun en matière de grammaire culturelle qui
   structure par avance sa perception du monde. Cela veut dire que
   nous avons tous une idée préconstruite de la manière dont telle ou
   telle situation est censée se dérouler « normalement ». Dès
   l'instant où des éléments inattendus ou inhabituels viennent
   troubler ce processus, les rails qui nous sont tracés s'abîment et
   deviennent périlleux. Ce trouble se révèle particulièrement
   efficace lorsque, pour quelques instants, personne ne sait au juste
   « ce qui déconne ». La confusion qui en découle doit permettre au
   public de prendre de la distance par rapport à l'événement donné et
   de jeter, au moins temporairement, un regard critique sur la
   perception qu'il en a habituellement. L'effet d'étrangeté ainsi
   produit doit être suffisamment intense pour chahuter les idées
   reçues, mais manquerait sa cible s'il s'affichait de façon trop
   démonstrative ou selon un schéma d'interprétation livré clés en
   main (effet raté, par exemple, lorsqu'un membre du public s'exclame
   : « Ah, encore des gauchistes qui foutent le bordel ! »).

   La distanciation part du postulat que toute situation « normale »
   et quotidienne renferme des contradictions possibles et des brèches
   inexploitées. C'est le cas même et surtout lorsque les personnes
   présentes ne songent pas spontanément à remettre en question la
   scène dont elles sont témoins, tant celle-ci leur impose son
   apparente évidence. Car le public n'est pas un tout homogène : il
   se compose de sujets fragmentés en lutte avec leurs propres
   contradictions internes. Non seulement ils occupent des positions
   différentes dans l'échiquier social, mais ils présentent en outre
   des traits qui ne sont pas toujours conformes au discours dominant,
   quand ils ne lui sont pas franchement hostiles. Concrètement, cela
   peut vouloir dire qu'un même individu a peur de perdre son emploi
   mais n'éprouve simultanément aucun désir de le conserver, surtout
   lorsqu'un chef quelconque (l'actionnaire, le patron, le ministre…)
   lui réclame des sacrifices. Cela peut vouloir dire aussi que
   l'expérience personnelle de l'injustice et de la subordination
   entre en conflit avec le mot d'ordre : « Nous devons tous nous
   serrer la ceinture. »

   Quand, brusquement, il se passe quelque chose qui bouleverse ou
   ridiculise les règles prescrites, la distanciation qui en résulte
   peut agir comme une proposition : elle rend possible l'impossible
   et démontre que la soumission à la normalité relève d'un choix et
   non d'une nécessité naturelle. Ce qui paraissait évident ne l'est
   plus, ce qui était occulté resurgit à la conscience. Il arrive en
   effet que l'étrangeté stimule l'individu en un point qu'il a
   refoulé ou délibérément enfoui. Dans ces moments-là, elle cesse
   d'être uniquement un jeu ou une perturbation pour agir comme une
   (petite) flèche indiquant la direction d'une utopie ou d'une
   pratique de transformation sociale. Savoir comment le public
   réagira est une autre affaire. Nul ne peut prédire si le sabotage
   des convenances suscitera l'indignation ou la gourmandise.

   Un facteur propice à la distanciation, c'est le fait qu'un propos
   ne prend tout son sens que par le contexte dans lequel il s'énonce.
   On trouve normal qu'un orateur salue son public en lui donnant du «
   Chers amis », même s'il ne le chérit en aucune façon. Mais si un
   enseignant utilise la même formule pour s'adresser à ses élèves,
   elle sera perçue comme incongrue ou moqueuse. Cet exemple montre
   que l'étrangeté d'une situation – en l'occurrence, le transfert
   d'un élément rhétorique dans un contexte auquel il n'était pas
   destiné – constitue un phénomène parfaitement banal. Cela montre
   aussi qu'elle n'est pas nécessairement au service de la subversion
   : dans le cas du professeur, elle ne fait que consolider la
   position dominante que celui-ci occupe vis-à-vis de ses élèves.

   Nombre de méthodes et de techniques propres à la communication-
   guérilla reposent sur le principe de distanciation. Pour en jouer,
   il est tentant bien sûr d'exploiter les lieux ou les objets qui
   véhiculent un argument d'autorité, les affiches politiques ou
   publicitaires, par exemple, ou encore les monuments. Mais nombre de
   situations s'y prêtent tout aussi bien, surtout quand elles
   relèvent d'un rituel : réunions publiques, commémorations, meetings
   électoraux… Encore faut-il garder à l'esprit que les rapports de
   pouvoir ne se manifestent pas seulement dans les espaces voués à
   leur sacralisation, mais aussi dans les situations les plus
   quotidiennes. Là encore, la distanciation peut servir à mettre en
   évidence et à enrayer les mécanismes de domination à l'œuvre autour
   de nous.

   Entre un message (écrit ou verbal) et la situation dans laquelle il
   intervient, il existe un rapport de sens que la distanciation
   permet d'exploiter de manière créative. On peut, par exemple,
   modifier un message pour commenter la situation à laquelle il se
   rattache. Car une information, quelle qu'elle soit, ne se réduit
   jamais seulement à son contenu factuel. Même ou surtout lorsqu'elle
   se présente comme politiquement neutre, elle véhicule des éléments
   d'idéologie qui se laissent aisément mettre en évidence. Par
   exemple, lorsqu'un message est associé à une image, comme c'est le
   cas dans la publicité, il suffit de changer la photo ou le slogan
   pour créer un effet de distance. On peut aussi intervenir
   simultanément sur les deux paramètres, à condition d'y apporter
   suffisamment de finesse pour que le modèle reste identifiable. À
   titre d'exemple, on retiendra ce détournement d'une publicité pour
   un parfum de la marque Calvin Klein, Obsession for Men. Sous le
   titre Recession for Men, imprimé dans la même typographie que le
   modèle, les auteurs ont substitué à l'image du supermâle en smoking
   celle d'un sans-abri en guenilles, lequel fixe l'horizon d'un
   regard viril et ténébreux, évoquant la moue qu'affectent les
   mannequins des pages de mode. Inutile d'avoir vu l'affiche
   originale pour saisir la nature et le sens du procédé : l'œil du
   consommateur est assez rodé aux codes publicitaires pour que le
   message s'impose à lui sur-le-champ.

   Comme le relèvent en grinçant des dents les auteurs anonymes de La
   Guérilla pour rire, les publicitaires ont vite compris l'intérêt de
   l'entreprise et l'ont récupérée à leur profit. Que les pires
   vassaux du capitalisme s'approprient un dispositif qui, depuis
   Bertolt Brecht, semblait réservé à la contestation, la leçon est
   amère. Pour s'arracher de l'impasse qui consiste à utiliser des
   méthodes aussitôt copiées par l'ennemi, les « guérilleros pour rire
   » ont établi une distinction entre deux formes d'étrangeté : celle
   qui « tranquillise » et celle qui « perturbe ». Selon eux, les
   manipulations publicitaires appartiennent évidemment à la première
   catégorie. Pas sûr toutefois que cette nuance soit vraiment
   opérante. Les plagiaires de l'industrie publicitaire n'ont pas
   attendu longtemps pour tirer profit de l'étrangeté « perturbante »,
   ainsi que l'a montré la campagne Benetton, avec ses images de
   nouveau-nés, de malades du sida et de T-shirts maculés de sang.

   On le voit, le concept d'étrangeté n'a en soi aucune valeur
   politique. Toute tentative de la soustraire aux pelleteuses
   capitalistes est par avance vouée à l'échec. Seuls le contexte et
   la manière déterminent son caractère éventuellement subversif.

   La politique aussi l'exploite parfois à son avantage, comme l'a
   montré une affiche de la CDU lors des élections régionales de 1996
   dans le Bade-Wurtemberg. Y était représenté sur fond blanc un «
   smiley » composé des lettres C, D et U. Quelques années plus tôt,
   l'affichage de ce symbole de l'ecstasy aurait fait scandale. À
   présent, il indiquait que le parti conservateur était devenu « cool
   », « tendance » et proche des jeunes. L'effet de surprise techno-
   publicitaire se substituait à l'argumentaire politique. Sous
   prétexte qu'il irrigue désormais la propagande électorale, faut-il
   en conclure que le principe d'étrangeté ne doit plus faire le
   délice des trouble-fête ?

   Bien sûr que non. Croire que la communication-guérilla constitue
   une pratique « sûre », intrinsèquement codifiée « à gauche »,
   serait faire fausse route. Dès l'instant où un principe subversif
   entre en action, il devient nécessairement vulnérable et
   récupérable. Ne jamais oublier que la communication-guérilla n'est
   pas une stratégie, mais une tactique. Son objectif ne consiste pas
   à occuper une position et à s'y accrocher à tout prix. Sa force
   réside plutôt dans sa mobilité, dans son aptitude à porter des
   coups avec un temps d'avance sur ses adversaires. Car le pouvoir se
   caractérise aussi par sa lenteur : tenu de camper sur une position
   stratégique, il a la tête lourde et des jambes de plomb.

   Concrètement, cela signifie par exemple que la CDU peut toujours
   récupérer les insignes de la « coolitude », sa prise de guerre
   risque fort de lui échapper de toute façon. Rien de plus simple en
   effet que de restituer au « smiley » sa fonction véritable : non
   pas en arrachant avec dégoût les affiches litigieuses, mais en les
   barrant d'un slogan publicitaire vantant la consommation de
   substances illicites. « Xtasy libère ton esprit », par exemple, ou
   : « Non au pouvoir, oui aux drogues ! » Comme il n'y a pas de petit
   profit, l'étrangeté ainsi produite permettra en même temps de
   régler son sort à la campagne débile contre la toxicomanie (« Pas
   de pouvoir aux drogues »).

LE PRINCIPE DE SURIDENTIFICATION

   Par la distanciation, nous tentons de déclencher, chez les
   spectateurs et les acteurs d'une situation, un effet de distance
   par rapport aux normes dominantes, de façon à interroger
   l'apparente naturalité de ces dernières. À rebours de cette
   démarche, la suridentification va nous positionner au sein même de
   la logique de l'ordre dominant, là où celui-ci est le plus
   vulnérable : en plein cœur. Cette méthode repose sur le constat que
   les discours critiques ou moralisateurs que l'on tient contre
   l'État et son idéologie demeurent sans effet, alors même que, pour
   sa part, la distanciation ironique peut se révéler plus
   consolidatrice que véritablement subversive. De nos jours, les
   discours idéologiques anticipent souvent leur propre critique en
   l'internalisant, à la manière de l'ours avalant les abeilles qui le
   piquent. Un point de vue purement ironique sur cette contradiction
   s'inscrit dans sa logique et atterrit finalement « dans la main du
   pouvoir ». La suridentification consiste à prendre le chemin
   inverse. Elle transperce l'idéologie du cynisme en supprimant les
   élégances de la distanciation, en se moulant dans la logique du
   système dominant, en prenant ce dernier plus au sérieux qu'il n'en
   est capable lui-même. Ce que cela veut dire ? C'est simple. Une
   idéologie, comme l'explique Zizek, se compose toujours de deux
   parties : d'un côté, un ensemble de valeurs « explicites » qui
   garnissent publiquement la vitrine du système politique ; de
   l'autre, une « face cachée », une arrière-boutique où le client
   n'est pas convié. C'est là que l'idéologie stocke ses tabous,
   c'est-à-dire les implications qui la contredisent, mais qui lui
   appartiennent en même temps. Ces implications, chacun les connaît,
   mais rares sont ceux qui les énoncent au grand jour. Zizek cite
   l'exemple du racisme aux États-Unis, aussi indispensable au
   fonctionnement de la société américaine qu'en contradiction avec
   les principes « officiels » qui la gouvernent. Longtemps, on lui a
   assigné une place clandestine, illégale et pourtant connue de tous,
   le Ku Klux Klan. Quand il ne peut les éviter, le discours dominant
   traite avec recul de ces « vérités cachées », qui constituent à la
   fois un élément essentiel du système et son point faible. On peut y
   faire allusion, si toutefois c'est nécessaire, mais seulement sur
   le ton de l'ironie, avec cynisme ou dans un rapport de réprobation
   distanciée.

       Le Neandertal

       Lors d'une manifestation contre la réunification de
       l'Allemagne, le collectif « Art et Combat » (Kunst und Kampf,
       ou KuK) de Göttingen a distribué à la foule des montagnes de
       billets, dont une coupure de 100 Deutsche Marks signée au laser
       par la « République bananière d'Allemagne » et orné du visage
       d'un spécimen de l'homme de Neandertal. Les comptes rendus
       furieux de la presse ont confirmé le succès de cette bonne
       action : « Une serveuse de bar a accepté un billet de la
       “République bananière d'Allemagne” », « Un aveugle de Göttingen
       menacé de poursuites : il avait sans le savoir réglé ses achats
       avec un faux billet de 100 DM », « La Banque centrale réclame
       des sanctions exemplaires. »

   Il y a une autre façon de s'y frotter : en affirmant haut et fort
   ce qui se tait ou se murmure, en faisant bruyamment irruption dans
   les zones de non-dit pour montrer le plus crûment possible la
   logique du système. Pas d'échappatoire. Cette fois, et
   contrairement à ce qui se passe avec le principe de distanciation,
   on n'invite pas le sujet à se cabrer contre le système, on ne tente
   pas de ranimer les particules de résistance qui dorment en lui. Il
   s'agit au contraire de surjouer l'adhésion à l'idéologie dominante,
   d'en adopter les comportements sur un mode extrême afin de faire
   apparaître leur face négative. Une fois apportée la démonstration
   qu'une idéologie charrie les valeurs contraires à celles qu'elle
   proclame, il ne reste plus en son centre qu'une tache de vide.
   L'action du situationniste Sanguinetti constitue à cet égard un cas
   d'école : en 1975, il a provoqué un scandale dans son pays en
   prétendant vouloir « sauver le capitalisme italien » (encadré).

   La suridentification est cependant périlleuse à manier. D'abord,
   elle ne fonctionne que si les intervenants se glissent parfaitement
   dans la logique du système. Ensuite, pour produire un effet
   subversif, elle doit s'attaquer au « nerf » du système, aux brèches
   qui lézardent l'ordre symbolique. Là où tout se complique, c'est
   que l'échec est interdit. Avec le principe de distanciation, un
   ratage ne produit pas de conséquences très dommageables : dans le
   pire des cas, l'affaire se soldera par un petit jeu postmoderne
   vite oublié. Avec la suridentification, en revanche, manquer sa
   cible risque d'entraîner le résultat inverse à celui qui était
   recherché. Un risque qu'il faut prendre d'autant plus en compte
   que, dans la pratique, on ne peut jamais jurer par avance qu'on a
   bien localisé les failles à creuser. Une provocation peut
   rapidement se faire doubler par une réalité plus excessive qu'elle.
   Les discours racistes, par exemple, se sont tellement répandus en
   Allemagne ces dernières années qu'ils ne recèlent plus aucun
   potentiel de surenchère.

       Sanguinetti, ou le sauvetage du capitalisme italien

       Rapport véritable sur les ultimes moyens de sauver le
       capitalisme italien : c'est sous ce titre solennel qu'une
       brochure est envoyée en 1975 à un vaste échantillon de
       représentants du patronat, de la sphère politique et du monde
       des médias. Elle va faire l'effet d'une bombe. Analysant les
       erreurs commises par la classe bourgeoise au cours des
       décennies passées, l'auteur – qui signe du pseudonyme « Censeur
       » – en tire toutes les conséquences, et notamment celle-ci :
       seule une participation du Parti communiste italien (PCI) à la
       gestion de l'État peut encore sauver les intérêts du
       capitalisme. Ce « compromis historique » doit être accepté sans
       crainte et sans attendre. Après tout, explique Censeur, les
       discours révolutionnaires du PCI ne constituent depuis toujours
       que des « articles d'exportation uniquement destinés au peuple
       ».

       Par son vocabulaire, son style et son argumentation, l'auteur
       appartient de toute évidence aux élites intellectuelles
       bourgeoises. À peine sa brochure a-t-elle atterri dans les
       boîtes aux lettres des décideurs que les spéculations
       s'enflamment : Censeur est-il un penseur chrétien-démocrate, un
       publicitaire récemment décédé ou un écrivain stipendié par le
       PCI ? Tous les commentateurs s'accordent en tout cas à
       considérer ce mystérieux visionnaire comme une personnalité
       installée « au cœur même du pouvoir ». La publication de sa
       brochure déclenche de longues et virulentes controverses.
       Personne, y compris parmi ses détracteurs, ne songe pourtant à
       mettre en doute le fond de sa démonstration.

       C'est seulement six mois plus tard que le situationniste
       Gianfranco Sanguinetti lève le voile sur la supercherie :
       Censeur n'a jamais existé. L'auteur du Rapport véritable n'est
       autre que Sanguinetti lui-même, un militant de la gauche
       radicale qui a passé plusieurs mois en prison sous l'accusation
       absurde d'avoir fourni des armes aux terroristes. Qu'est-ce qui
       a pu inciter un ancien membre de l'Internationale
       situationniste (IS) à se préoccuper du « sauvetage » du
       capitalisme ? En quoi sa démarche est-elle subversive ?

       La structure sociale de l'Italie des années 1960-1970 était
       marquée par l'existence d'un prolétariat industriel conscient
       de sa force, potentiellement révolutionnaire, et qui avait
       tissé un vaste réseau d'actions et d'organisations en marge des
       syndicats traditionnels et des grands partis de gauche. À la
       fin des années 1960, les conflits sociaux et politiques
       s'intensifient, les étudiants se révoltent, des ouvriers
       occupent leurs usines. Dans ce contexte tendu, le PCI joue un
       rôle vital pour la conservation de l'ordre bourgeois : lui seul
       est à même de canaliser le mouvement social dans des limites
       acceptables, d'intégrer une partie des travailleurs dans le jeu
       politique et ainsi de contenir la menace d'un effondrement du
       système. Cette fonction stabilisatrice, le PCI l'assume en
       réajustant son discours politique : l'ancienne rhétorique
       gramscienne et léniniste, qui prônait le renversement de
       l'ordre établi, cède désormais la place à une défense vibrante
       de l'ordre démocratique existant, à laquelle le pullulement des
       groupes d'extrême droite fournit un prétexte idéal. Les
       travailleurs se voient non seulement priés d'avaler des
       couleuvres, ils doivent aussi renoncer à la gauche autonome,
       accusée pour l'occasion de faire le lit du fascisme. Ce sens du
       compromis conduira le PCI à jouer un rôle moteur dans la
       répression des groupes gauchistes à la fin des années 1970.

       Ce n'est pas tout à fait un hasard si la nouvelle ligne du
       parti ne lui a pas porté chance (il faudra attendre 1996 pour
       que les ex-communistes convertis à la social-démocratie entrent
       pour la première fois au gouvernement). Paradoxe du système
       politique italien : d'un côté, le PCI faisait partie intégrante
       de l'ordre capitaliste, de l'autre, il ne pouvait remplir sa
       fonction neutralisante qu'en restant exclu du pouvoir
       politique. Les partis de droite et de gauche avaient beau
       s'empoigner dans une rhétorique bipolaire, antifasciste ou
       anticommuniste, la vérité cachée, c'est que l'ordre dominant
       avait besoin du PCI pour assécher la contestation.

       Dans sa brochure, Censeur n'a rien fait d'autre qu'énoncer
       cette vérité. Non de manière critique ou accusatrice, mais en
       feignant de prendre à son compte les intérêts de la classe
       dominante, empêchant celle-ci de se soustraire aux conséquences
       de sa démonstration. Fait notable, le PCI, pourtant en première
       ligne, a toujours refusé de prendre position sur cette affaire.
       Diagnostic de Sanguinetti : « Ces vérités sont si simples
       qu'elles s'imposent à tous. »

   Les actions de NSK et de Laibach illustrent bien le caractère à la
   fois fécond et glissant de la suridentification (encadré). Ces deux
   collectifs slovènes se sont emparés des rituels utilisés pour
   l'autoglorification des États autoritaires et les ont mis au
   service d'une idéologie artificielle et viciée. Bien que les
   éléments esthétiques de cette représentation forment un tout
   cohérent, son noyau idéologique (le culte de la nation) paraît
   entaché d'un dysfonctionnement qui ne peut manquer de susciter le
   malaise. Le fait que la mise en scène fonctionne quand même permet
   d'élucider les ressorts du nationalisme de manière plus implacable
   que tout argumentaire critique.

       Laibach, la subversion par l'affirmation

       Le collectif « Nouvel art slovène » (NSK) s'est créé au début
       des années 1980 à Ljubljana autour du groupe de rock Laibach.
       En dix ans d'existence, ce groupe d'artistes n'a eu de cesse de
       magnifier l'esthétique du pouvoir et de faire l'éloge de la
       domination, en vertu d'une stratégie poussée jusqu'à l'outrance
       : la suridentification. S'inspirant des théories du
       psychanalyste slovène Slavoj Zizek, élève de Lacan et
       interprète de Marx, Laibach s'est fixé pour credo que la
       subversion ne réside pas dans une prise de distance ironique
       vis-à-vis du système, mais dans le choix délibéré de prendre
       celui-ci plus au sérieux qu'il ne le fait lui-même. Autrement
       dit, il s'agit d'affirmer haut et fort les aspects du système
       habituellement passés sous silence bien qu'ils interviennent
       dans l'ordre symbolique dominant. Cette représentation des «
       vérités cachées » est subversive en ce qu'elle rend visibles
       les failles que le système entend dissimuler.

       Dans leur esthétique, NSK et Laibach se réfèrent à l'avant-
       garde des années 1920, dont l'héritage, disent-ils, a façonné
       durant un siècle les modes de représentation artistique des
       idéologies. Pour montrer cette articulation, Laibach met en
       scène l'esthétisme fascistoïde de la politique sans prendre de
       gants. Le triomphe du pouvoir et le désir de soumission sont
       représentés crûment, hors de toute distance critique. Pour
       Laibach, en effet, la distance critique ne permet pas de
       comprendre comment fonctionne l'esthétique de l'idéologie.
       C'est pourquoi le groupe se refuse en général à commenter ses
       actions ou à réagir aux critiques qu'il reçoit.

       La performance donnée par Laibach dans le stade de Belgrade au
       début des années 1990 illustre bien sa démarche. Le public se
       voit appelé à défendre par tous les moyens l'honneur et la
       pureté du peuple serbe et l'intégrité de son territoire. Pour
       mettre en scène cette glorification, Laibach manipule toutes
       les ficelles de l'esthétique fasciste, en veillant à écarter
       tout indice susceptible de trahir une intention ironique ou
       parodique. La supercherie fonctionne d'autant mieux que, dans
       leur contenu, les mots d'ordre déversés sur la foule ne font
       qu'imiter, en la corsant un peu, la rhétorique alors en vogue
       dans la plupart des nouveaux pays de l'ex-Yougoslavie. Le
       groupe a pleinement conscience de jouer avec le feu : au vu du
       contexte, les propos qu'il tient risquent d'être pris au pied
       de la lettre. C'est alors qu'il pousse le curseur un peu plus
       loin : au fil du discours, des mots et des phrases en allemand
       viennent se mêler et s'agglomérer à la prose ultra-serbe.
       Compte tenu des crimes notoires commis en Serbie par les nazis,
       une interprétation au premier degré est maintenant exclue.
       L'impact sur le public est d'autant plus glaçant que, par
       ailleurs, l'apologie de la pureté raciale s'est déroulée de
       façon parfaitement crédible.

       Depuis le début des années 1990, le groupe s'est
       essentiellement consacré aux mécanismes du sentiment national.
       Sur fond d'émiettement de la Yougoslavie, il a mis sur pied le
       projet de création d'un « État NSK », fondé sur tous les
       attributs symboliques d'une nation. L'écriture d'une histoire
       patriotique n'a pas été négligée, avec le montage des divers
       éléments constitutifs d'une mémoire collective. La farce de l'«
       État NSK » démontre cependant que, malgré leur caractère
       grotesque, les identifications extrêmes trouvent souvent leur
       confirmation dans le monde réel : des ressortissants bosniaques
       fuyant la guerre civile auraient ainsi sollicité un passeport
       NSK dans l'espoir de voyager librement.

       Certes, la démarche de NSK et Laibach est historiquement liée à
       l'effondrement de la Yougoslavie. Mais le collectif considère
       ce contexte comme un « miroir dans lequel l'Occident se
       confronte à sa propre vérité cachée » (Zizek). Même si NSK et
       Laibach puisent abondamment dans l'imagerie totalitaire
       (fascisme et socialisme réel), les pays libéraux et
       capitalistes ne sont pas épargnés. Aux yeux du groupe, le
       totalitarisme ne constitue nullement un monde étanche opposé à
       l'Occident « libre », mais un phénomène inscrit dans les
       fondations de toute société industrielle.

       Dans la logique de NSK et de Laibach, il n'y a rien de choquant
       à ce que leur travail fasse l'objet d'une récupération
       commerciale ou politique. Le fait par exemple que NSK soit
       devenu, du moins en partie, un pilier de l'« art officiel » du
       nouvel État slovène conforte les choix esthétiques du groupe
       plus qu'il ne les invalide. Difficile de dire si c'est une
       bonne chose ou non. Lorsque, durant toute une semaine, la
       grande poste de Ljubljana a tamponné en bonne et due forme les
       timbres de l'État NSK, la ligne de démarcation entre le vrai et
       le faux, le réel et sa déconstruction semblait s'effacer pour
       de bon. La question reste ouverte de savoir quelle subversion
       peut naître d'une pratique aussi ambiguë. D'autant que NSK et
       Laibach, fidèles une fois de plus à leur démarche, se sont
       toujours bien gardés d'expliciter leur intention.

FAUSSES INFORMATIONS, VRAIES SITUATIONS

   Inventer des faits bidon pour créer des situations réelles : cette
   méthode permet de mettre au jour les mécanismes qui assurent
   l'hégémonie de certaines constructions politiques et médiatiques.
   Exemple : la hausse de la délinquance, érigée en phénomène de
   société dans les années 1990, mais qui n'intéressait personne dans
   les années 1980, à une époque pourtant où le phénomène était
   particulièrement marqué en Allemagne. De même, un conflit militaire
   peut durer des années avant que les médias ne le bombardent en
   sujet d'actualité. En créant des événements à partir de rien, on
   joue sur les mécanismes qui déterminent le tempo médiatique et on
   les retourne contre le pouvoir.

   L'idée de créer des situations réelles à partir de fausses
   informations a été formulée pour la première fois en 1977 par un
   collectif de Bologne, A-Traverso, qui animait une radio pirate
   (Radio Alice). Mais les Yippies avaient défriché le terrain dix ans
   auparavant. En 1967, ils firent descendre deux mille New-Yorkais
   dans la 5e avenue en colportant la nouvelle que la guerre du
   Vietnam avait pris fin. « Allen Ginsberg poussait la porte des
   restaurants, levait les bras au ciel et exultait : “La guerre est
   finie ! La guerre est finie !” », raconte Jerry Rubin. Même les
   flics, qui tentaient en vain de disperser ce rassemblement festif
   non autorisé, faisaient du même coup « partie de la fête ».
   L'action des Yippies eut pour effet non seulement de contraindre le
   gouvernement à publier un démenti, mais aussi de rompre les
   habitudes de nombreux badauds. « Des gens favorables à la guerre se
   demandaient brusquement comment ils devaient réagir à ce défi
   psychologique. Ils ne pouvaient pas l'ignorer, comme ils l'auraient
   fait d'une manifestation antiguerre classique. »

   Pour propager efficacement une fausse nouvelle, il est important de
   lui donner une source crédible et qui « en impose », au besoin en
   l'inventant elle aussi de toutes pièces : un auteur, un média, une
   organisation… Pour réussir, il faut aussi qu'elle mobilise un thème
   sensible, lié à de fortes attentes collectives. D'où le succès du
   canular mené en 1978 par l'hebdomadaire satirique romain Il Male :
   paru sous le logo du Corriere dello Sport, le journal annonça
   l'annulation de la Coupe du monde de football et prétendit que la
   finale remportée par l'Argentine contre les Pays-Bas se rejouerait
   contre… l'Italie. La capitale italienne fut aussitôt en proie à un
   embouteillage géant, révélant les craintes et les désirs de la
   population avec plus d'éloquence que ne l'aurait fait un long
   discours. Ce qui prouve que, lorsqu'il prend appui sur un terrain
   fécond, l'événement le plus loufoque peut soudain paraître
   vraisemblable.

   Mais la méthode ne doit pas servir à se moquer du peuple ou à
   abuser de la crédulité du premier venu. Son objectif, c'est de
   discréditer les instances qui s'arrogent le monopole de la vérité
   publique. Ainsi que le note Klemens Gruber, « entre consensus et
   conflit s'étend un vaste territoire propice à ce que nous pourrions
   appeler des moments de méfiance prononcée. C'est un espace qui se
   prête idéalement à la falsification. Les fausses nouvelles ne
   créent ni l'adhésion ni le rejet : elles minent le rapport de
   confiance que la politique et les médias de masse tentent
   d'installer ».

   Certaines inventions ne produisent d'effet subversif qu'une fois
   éventées, lorsque la question se pose de savoir pourquoi tout le
   monde a voulu leur prêter foi. C'est l'occasion alors d'interroger
   les règles qui régissent la production des événements, qu'ils
   soient fantaisistes ou non.

   D'autres supercheries en revanche ne donnent leur plein rendement
   que si on ne les démasque jamais. C'est le cas par exemple des
   fameuses « journées du chaos » en Allemagne, qui poussaient comme
   des champignons à la fin des années 1990. Ces rassemblements de
   faux « casseurs » n'avaient d'autre vocation que de faire accourir
   ventre à terre les forces de police et ainsi de faire apparaître de
   manière spectaculaire la violence irrationnelle de l'appareil
   d'État. Pour qui espère rééditer ce genre d'exploit, inutile de
   crier sur tous les toits que la « grave menace pour l'ordre public
   » dont s'indignent les autorités se limite en réalité à quelques
   tracts et à un forum sur Internet.

   La confusion redouble lorsqu'une fausse information se révèle
   finalement exacte, même si son auteur ne correspond pas à la source
   indiquée. C'est un excellent moyen pour démasquer un adversaire
   politique qui tente par exemple de cacher ses calculs politiques
   derrière un écran de fumée. La « gauche » parlementaire fournit une
   cible toute trouvée pour ce type de scénario : une fausse
   déclaration vigoureusement hostile à la régression sociale imposée
   par la droite au pouvoir serait de nature à mettre dans l'embarras
   le candidat socialiste (ou social-démocrate) aux élections
   présidentielles (ou législatives) sans pour autant trahir les
   positions officielles de son parti. Lequel se verrait alors
   contraint de démentir (« Non, nous ne sommes pas hostiles à la
   régression sociale »), ce qui rétablirait un peu de clarté dans le
   débat.

   Cette méthode permet également d'enflammer des controverses qui,
   sans elle, menaçaient de s'éteindre ou même de ne jamais se
   déclencher. L'objectif, en pareil cas, consiste non à mettre en
   scène ses propres idées, mais à caricaturer celles de l'adversaire.
   Exemple : lorsque l'on débat du statut des « corpos » étudiantes
   dans telle ou telle ville universitaire allemande, il n'est pas
   déraisonnable d'adresser au quotidien local un courrier de lecteur
   dans lequel un prétendu membre de l'une de ces associations se
   plaint amèrement de l'interdiction, prononcée par les forces
   alliées en 1945, de porter les trois couleurs nationales sur les
   campus allemands. C'est ce que nous appelons le « jeu du doublon ».
   Pour prendre des positions radicales, il faut pouvoir se référer à
   des propositions concrètes. Si l'adversaire n'en fait aucune et
   qu'il tente ainsi de se soustraire à la discussion, lui adjoindre
   un avocat du diable est un bon moyen de lancer la polémique.

CAMOUFLAGE

   Pour faire de la communication-guérilla, il est souhaitable de
   mener sa barque avec des rames taillées dans le bois des classes
   dominantes. C'est cet emprunt qui permet de véhiculer efficacement
   des contenus dissidents. Le procédé n'est pas seulement utile pour
   les happenings ou le « théâtre invisible » (encadré), mais aussi,
   et surtout, pour surmonter les barrières de la communication et
   confronter les gens à une parole ou à une situation devant laquelle
   ils se seraient enfuis en temps normal. C'est ce que nous appelons
   le camouflage. Le groupe punk Chumbawamba a fait sienne cette
   technique en croisant une pop doucereuse et parfaitement mainstream
   avec des manifestes anarchistes : « Give the anarchist the
   cigarette, every fire needs a little bit of help… » L'auditeur ne
   perçoit d'abord que la jolie mélodie, parfaitement calibrée pour la
   bande FM, qui sert de camouflage au contenu. Même chose lorsqu'un
   collectif de contestataires enfile le smoking des médias bourgeois
   pour mieux balancer son message, comme dans l'affaire, restée
   fameuse, de la Frankfurter Rundschau (encadré).

       La psychogéographie

       La psychogéographie se définit comme la science des paysages
       pris sous l'angle de leurs qualités psychologiques. L'école
       situationniste a par exemple étudié les villes en pratiquant la
       méthode du vagabondage, de la flânerie, de la dérive au gré des
       énergies citadines. Sur la base de leurs impressions,
       rigoureusement documentées, ils ont transformé des cadastres en
       cartes subjectives.

       De son côté, l'Association psychogéographique de Londres (LPA)
       s'est fixé pour tâche de répertorier les signes visibles ou
       perceptibles des flux d'énergie psychique, et de les mettre en
       lumière. La LPA, qui entretient des contacts réguliers avec des
       instances renommées comme l'Association des astronautes
       autonomes ou la Luther Blissett Three Side Football League,
       présente les résultats de ses recherches au cours d'expéditions
       publiques sur les sites clés de sa discipline. Elle diffuse en
       outre une lettre d'information à périodicité régulière, la LPA-
       Newsletter.

       Dans une langue qui exalte les figures de style des best-
       sellers ésotériques, la LPA met en évidence l'analogie qui
       relie diverses manifestations psychogéographiques (éclipses du
       Soleil ou de la Lune, lignes de force énergétiques, lieux de
       culte celte, etc.) aux rapports de pouvoir. À partir de
       l'assonance entre le mot anglais désignant la Méditerranée –
       Mediterranean – et la région britannique des Midlands, elle
       conclut par exemple que Londres est une « deuxième Rome »,
       légitimement fondée par conséquent à revendiquer son hégémonie
       sur le reste du monde. Elle en déduit aussi que la Terre est
       plate.

       Dans sa newsletter, la LPA dévoile quelques secrets bien gardés
       de la maison royale d'Angleterre. La longévité du règne exercé
       par le « gang des Windsor » n'est pas imputée à des facteurs
       politiques ou économiques, mais à une connaissance précise de
       certains phénomènes psychogéographiques inconnus du commun. Ce
       n'est pas un hasard si la reine a visité en 1995 l'un des lieux
       les plus prisés des psychogéographes, Greenwich, et choisi à
       cette occasion la date de la prochaine éclipse solaire. On
       l'aura compris, la LPA s'engouffre dans le genre en vogue de
       l'ésotérisme pour exprimer des idées politiques assez peu
       présentes en général dans ce type de littérature.

       Ses travaux n'ont pas fait l'impasse sur le concept de race. En
       confrontant les sources historiques, les groupes sanguins, les
       données morphologiques et l'étude des langues, la LPA établit
       avec une rigueur burlesque mais irréfutablement scientifique
       que les Britanniques descendent des Africains. À rebours d'un
       préjugé tenace, ses recherches prouvent sans l'ombre d'un doute
       que les Celtes avaient la peau noire et qu'ils étaient des
       précurseurs de l'islam. Les racistes ont toujours pris soin
       d'affubler leurs thèses d'un habillage pseudo-savant : la LPA
       leur emprunte le procédé pour le leur renvoyer dans la figure.
       Elle puise dans la marmite charlatanesque du mythe, de la
       scientificité, du secret et de la révélation pour asséner de
       fausses preuves qui ridiculisent l'adversaire. Elle démontre du
       même coup avec quelle facilité les significations se produisent
       et s'exploitent, pour peu que l'on maîtrise la grammaire
       culturelle qui leur confère leur autorité (organisation, logo,
       citations sourcées, jargon savant, références historiques en
       papier mâché telles que « Babylone, ville antique de haute
       culture »). Parce qu'elle formule ses thèses loufoques dans une
       langue scientifique ou para-scientifico-ésotérique, elle incite
       à considérer avec scepticisme les évidences toutes faites. La
       LPA produit de la critique sémiotique dans le meilleur sens du
       terme.

   L'inconvénient du camouflage, cependant, c'est qu'il se réduit
   souvent à un tour de passe-passe, ou à un emballage destiné à
   rendre son contenu plus attractif. C'est le cas par exemple de ces
   bandes dessinées dans lesquelles des thèses contestataires,
   habituellement énoncées sous forme de tracts, se présentent au
   lecteur avec un nez rouge et des oreilles de Mickey. Mais cette
   tentative de séduction se révèle en général infructueuse : dès que
   le destinataire s'aperçoit qu'on a essayé de tricher avec lui, le
   message finit à la poubelle, à l'instar de ces vignettes bibliques
   fourguées au piéton par les témoins de Jéhovah. Pour que le
   camouflage soit réellement pertinent, il ne suffit pas
   d'entortiller ses idées dans une guirlande de Noël : il faut
   trouver une mise en scène qui garantisse une tension maximale entre
   la forme et le contenu, et que leur assemblage éclate à la figure
   du destinataire.

       Frankfurter Rundschau, dernière édition

       À l'automne 1994, les habitants de plusieurs quartiers de
       Francfort reçoivent dans leurs boîtes aux lettres une «
       dernière édition » gratuite de la Frankfurter Rundschau.
       Format, logo, papier, titraille, couleurs, typographie, ton
       sentencieux : la ressemblance avec le grand quotidien de la
       capitale économique allemande est bluffante. De nombreux
       lecteurs s'y laissent prendre. Pour ses concepteurs, cette
       copie presque parfaite doit servir à mettre en évidence le
       racisme de la Frankfurter Rundschau et à démontrer qu'un
       positionnement au centre gauche, synonyme de respectabilité
       pour un titre de presse, ne vaccine pas toujours contre les
       stéréotypes les plus éculés (notamment dans la couverture
       journalistique de la « délinquance immigrée »). Le faux journal
       contient en particulier une interview de « plusieurs autonomes
       », afin, précise le chapeau, d'« éclairer nos lecteurs sur les
       motivations de ces groupes, loin de tout sensationnalisme ».
       Plus loin, la rédaction se livre à une surprenante autocritique
       : « Nous nous sommes dévoués non à l'information, mais à la
       manipulation. […] En matière de racisme, nous – la Frankfurter
       Rundschau, en tant que partie prenante du paysage médiatique –
       faisons partie du problème. » Malgré le caractère hautement
       invraisemblable d'un pareil aveu, la (vraie) direction du
       journal fut assaillie d'appels indignés. Le rédacteur en chef
       fit contre mauvaise fortune bon cœur et invoqua la tradition
       antinazie qu'incarne la Frankfurter Rundschau depuis… la chute
       du nazisme.

FALSIFICATIONS ET TRUQUAGES

   Les adeptes de la communication-guérilla sont des faussaires en
   puissance. Une falsification réussie se reconnaît au fait qu'elle
   conjugue imitation, invention et exagération. Elle contrefait à la
   perfection la voix du pouvoir, pour frapper en son nom et sous son
   autorité. Bien entendu, le faussaire n'a pas pour but de produire
   un effet matériel immédiat ou de se procurer un avantage
   quelconque. Ce qui l'anime, c'est l'intention de déclencher un
   processus au terme duquel – grâce notamment à la révélation
   préméditée de son bidouillage – le modèle qui a inspiré le fake se
   trouve lui-même remis en question. La falsification déploie ses
   prodigieux ressorts au cours d'un enchaînement de démentis réels ou
   fictifs, complétés au besoin par des faux supplémentaires. Le
   faussaire se meut souvent à la limite de la légalité, voire
   carrément au-delà. Même si la loi n'est pas toujours limpide en la
   matière (sauf avec les faux-monnayeurs, traités à l'égal des
   terroristes ou des assassins), les auteurs de fakes se retrouvent
   fréquemment traînés devant les tribunaux.

   Nous ne fournirons pas ici la marche à suivre pour l'utilisation
   d'un scanner, l'imitation d'un tampon, le téléchargement de
   fichiers ou le bon usage du logiciel Desktop-Publishing.
   L'information dans ce domaine est largement disponible, surtout
   pour un apprenti faussaire à l'esprit vif. Sans compter que la
   course effrénée aux innovations technologiques rend rapidement
   caduc tout mode d'emploi imprimé sur papier. Nous nous bornerons
   par conséquent à préciser l'impact qu'un faux document peut
   produire et les objectifs qui devraient guider ses auteurs.

La théorie du fake

   Dans la société bourgeoise contemporaine, le pouvoir s'exerce et se
   légitime la plupart du temps par la seule force du verbe. Produire
   du faux permet de brouiller la parole dominante et de porter
   atteinte à sa légitimité. En diffusant en son nom des informations
   erronées, subtilement biaisées ou simplement vides de sens, on bat
   en brèche l'évidence des procédés rhétoriques par lesquels le
   pouvoir se construit et se reproduit. Nul besoin en l'occurrence de
   poser un discours critique ou un projet alternatif, puisque le fake
   recèle sa propre charge émancipatrice : il suggère que les choses
   ne sont pas nécessairement ce qu'elles sont et que le pouvoir
   autant que son discours ne vont nullement de soi. Il a pour effet
   de perturber, en le renversant momentanément, ce que Foucault
   appelle l'« ordre du discours ». Élément moteur de l'exercice du
   pouvoir, cet ordre définit à la fois ce qu'il est convenable de
   dire et qui sont les locuteurs admis à le faire (cf. « Monsieur le
   Ministre parle au peuple »). Prenez clandestinement la place de
   l'orateur, et vous verrez qu'aussitôt la belle mécanique s'enraye
   et se détraque. L'effet se révèle particulièrement dévastateur dans
   les situations protocolaires, où c'est le nom et le magistère du
   locuteur, et non la qualité de ses arguments, qui établissent la
   valeur de son propos. Le dérèglement ainsi produit a ceci de
   troublant que ses auteurs se confondent avec leur cible : aux yeux
   de l'assistance, il ne fait guère de doute sur le moment que c'est
   bel et bien du côté de la parole autorisée que « quelque chose
   déconne quelque part ». Exemple : un courrier apparemment officiel
   enjoint les administrés à se soumettre dans les plus brefs délais à
   un dépistage du sida. Mme Michu, citoyenne irréprochable, est
   perplexe : d'un côté, son respect pour l'autorité lui interdit de
   concevoir que celle-ci puisse s'immiscer dans sa vie privée de
   manière aussi cavalière, ce qui la conduit tout naturellement à
   douter de l'authenticité du document ; de l'autre, c'est ce même
   respect pour l'autorité qui, dans le doute, la convaincra de se
   rendre sans tarder au centre de dépistage…

   Parler au nom du pouvoir impose d'emprunter ses attributs : titre,
   coup de tampon, papier à en-tête officiel, ton comminatoire… Le
   faussaire fait son miel de ces oripeaux. Que le pouvoir tolère
   difficilement les atteintes à son monopole n'étonnera personne :
   même un faux grossier, repérable au premier coup d'œil, appellera
   de sa part un démenti vigoureux ainsi qu'une stricte application
   des dispositions légales protégeant son pré carré.

   Un fake est réussi lorsqu'il dérègle les mécanismes d'attribution
   du texte et de l'auteur, lorsque s'estompe le rapport entre l'un et
   l'autre et que la signification même du propos se met à vaciller,
   rendant visibles et accessibles de nouvelles interprétations. Le
   principe de variabilité des interprétations (cf. « Pourquoi
   personne ne m'écoute ? »), source de cafouillages dans les
   processus de communication usuels, est la raison d'être du fake. Le
   faussaire ne veut pas être pris au pied de la lettre, mais
   déclencher une réflexion sur la source et le contenu du faux qu'il
   a mis en circulation. Ce qui signifie aussi, bien entendu, que le
   résultat de l'opération n'est jamais garanti d'avance.

   Le faussaire veut glisser des interprétations subversives dans les
   récepteurs de la parole régnante. Un fake réussi prend toujours à
   contre-pied le principe structuraliste selon lequel « c'est
   l'auteur qui a écrit le texte ». Dans notre cas, ce n'est même pas
   le faussaire qui a écrit le faux, puisque celui-ci fait partie
   intégrante du discours dans lequel nous baignons tous. C'est
   justement l'un des avantages d'une langue que d'autoriser chacun à
   s'ajuster à tel ou tel registre et à occuper la position qui va
   avec. Même ceux qui n'ont pas leur place dans l'ordre du discours
   peuvent parfaitement imiter l'intonation du pouvoir. C'est en ce
   sens qu'une langue est à la fois polysémique et anarchique.

   Le fait que le pouvoir tend de plus en plus à s'exprimer par la
   bouche même de ses sujets ouvre aux faussaires un immense champ de
   possibilités. Tous connaissent à présent le langage du pouvoir,
   aussi la falsification peut-elle devenir une pratique de subversion
   quotidienne. Parce que l'exercice du pouvoir s'étend à toutes les
   strates de la société et qu'il n'est donc plus seulement l'affaire
   d'une élite, la terminologie dominante – à la différence par
   exemple du latin à l'époque médiévale – n'est plus perçue par la
   population comme une langue étrangère. Certes, c'est d'abord dans
   leur périphérie que les classes dirigeantes trouvent leurs
   meilleurs imitateurs. C'est pourquoi le fake se pratique plutôt
   dans les classes moyennes dissidentes que dans les classes
   défavorisées, qui subissent pourtant le plus durement l'oppression.
   Peut-être la falsification ne fonctionne-t-elle jamais aussi bien
   que lorsque l'identité du faussaire et celle de sa victime se
   touchent – lorsqu'il y a entre eux ce que Deleuze et Guattari
   appellent le plus petit dénominateur commun.

   Le fait que cette proximité n'épargne pas les milieux de gauche
   explique peut-être la gêne que la pratique du fake soulève parmi
   eux. Le faussaire doit assumer pleinement ses appartenances et s'en
   servir de manière ludique. C'est à cette condition seulement qu'il
   pourra tirer le meilleur profit des ressources offertes par le
   langage des puissants. Rien n'est plus mortel pour le fake que la
   vieille superstition de gauche selon laquelle un sujet parlant,
   dans ses rangs, ne peut et ne doit s'exprimer que dans une seule et
   même forme autorisée, celle du bon texte.

Le faux, mode d'emploi

   La tactique du faussaire repose sur un paradoxe : d'un côté, le
   faux ne doit pas être reconnaissable comme tel (sinon, c'est raté),
   de l'autre, il doit déclencher un processus qui n'a de sens que si
   le faussaire tombe le masque. L'équation peut donc se résumer ainsi
   :

   faux = falsification + révélation/démenti/aveu.

       Quand les piles usagées bougent avec La Poste

       « Chers clients, les piles usagées constituent une grave menace
       pour l'environnement. Elles ne doivent pas être jetées à la
       poubelle. La Poste prend désormais en charge leur collecte et
       leur envoi vers les centres de recyclage, en partenariat avec
       la société Sonnenschein. Veuillez SVP jeter vos piles usagées
       dans les boîtes aux lettres de La Poste. Aidez-nous, pour la
       protection de l'environnement et celle des générations futures.
       »

       Cet appel, distribué sous forme d'autocollants, rencontra un
       vif succès en Allemagne à la fin des années 1980. Son
       apparition sur les boîtes aux lettres coïncida avec la
       révélation dans la presse des liens suspects tissés entre
       Sonnenschein, une entreprise spécialisée dans la fabrication de
       piles et de batteries, et le ministère fédéral des Postes. Plus
       d'un citoyen répondit à cette campagne en se réjouissant
       d'accomplir une double bonne action : faire un geste pour
       l'environnement et confier à La Poste les détritus de son
       associé.

   Mais le procédé comporte des chausse-trappes. Un fake immédiatement
   identifiable sera perçu dans le meilleur des cas comme une satire
   amusante, dans le pire des cas comme un mauvais tract. Il est assez
   facile de nos jours de produire un faux convaincant. Imiter le ton
   et la rhétorique du pouvoir exige en revanche plus de doigté. Pour
   vendre la mèche, rien de tel par exemple qu'un fragment de jargon
   gauchiste égaré dans une phrase.

   Mais un fake qui ne révélerait jamais son existence ne servirait à
   rien. Il pourrait même avoir pour effet de conforter le discours du
   pouvoir. La priorité, pour le faussaire, consiste dans un premier
   temps à susciter chez ses contemporains un questionnement irrité,
   du genre : Est-il possible que ces propos aient bien été tenus par
   cet homme politique-là ? Si oui, que faut-il en penser ? Et si non,
   qui en est l'auteur et pourquoi ? La déclaration est plausible,
   sauf que quelque chose ne colle pas, oui mais quoi ? Exemple : «
   Une autorité quelconque réclame de ses subordonnés un comportement
   antiautoritaire. Les voilà placés devant un dilemme : soit ils se
   montrent antiautoritaires pour obéir aux ordres, soit ils se
   montrent autoritaires et désobéissent à l'autorité. » De pareilles
   injonctions contradictoires ne vont pas sans valoir à leur auteur
   (supposé) un concert de réactions interloquées. La plupart du
   temps, cependant, le fake ne produit son plein effet qu'une fois
   élucidée la supercherie. Dans certains cas, le faussaire doit
   tomber le masque lui-même, par exemple lorsqu'il a piégé les médias
   – lesquels ne vont pas spontanément crier sur les toits qu'ils ont
   diffusé une fausse nouvelle. Mais le faussaire peut aussi attendre
   que le masque tombe de lui-même, en misant sur un renfort précieux
   : le démenti.

   Le démenti est le moyen par lequel le pouvoir s'efforce de
   restaurer l'ordre du discours que le faussaire vient de faire
   dérailler. Voici qu'un illustre personnage – élu, patron,
   dignitaire – se pousse du col pour expliquer à qui veut l'entendre
   qu'il n'a nullement dit ou écrit le propos qu'on lui impute. C'est
   que, manifestement, il ne se fie pas trop à la capacité des gens à
   faire eux-mêmes le tri entre l'original et son ersatz. Pour le
   faussaire, cette méfiance est une aubaine. Car le démenti, par son
   poids symbolique, va propulser le faux sur le devant de la scène
   médiatique et lui donner un retentissement que le faussaire
   n'aurait jamais pu obtenir par ses propres moyens.

   Du fait de son caractère automatique, le démenti permet aussi des
   falsifications subtiles, voire inoffensives, que personne ne
   remarquerait sans les réactions outrées qu'elles provoquent. Le
   stratagème devient particulièrement élégant – et divertissant –
   quand ce sont les représentants du pouvoir qui se chargent de tout
   le boulot. Le faussaire peut même pousser la sophistication jusqu'à
   diffuser un faux démenti se rapportant à une information
   parfaitement exacte. Quand, par exemple, une multinationale annonce
   la suppression de mille emplois pour contenter ses actionnaires, il
   peut se révéler judicieux d'inonder les médias d'un faux démenti
   condamnant avec vigueur cette annonce hautement fantaisiste et
   expliquant pourquoi, compte tenu des profits réalisés, il ne
   saurait être question de mettre la main-d'œuvre sur la paille.
   Suivrait alors un nouveau démenti, bien authentique celui-là, mais
   quelque peu douloureux sans doute pour les communicants de
   l'entreprise…

       Les souffrances de la CDU

       La présidente du Bundestag (l'équivalent allemand de
       l'Assemblée nationale) se rend dans une bourgade pour inaugurer
       un centre culturel. Afin de saluer l'événement, les murs de la
       ville se couvrent d'affiches à la gloire de la CDU – le parti
       conservateur alors au pouvoir – et souhaitant la bienvenue à
       Madame la Présidente. Bien que celle-ci appartienne
       indiscutablement à la CDU et que rien sur les affiches ne
       laisse deviner qu'il s'agit d'un faux, la section locale du
       parti s'estime en devoir de publier un démenti : jamais l'idée
       ne lui viendrait, se récrie-t-elle, d'exploiter la venue d'une
       personnalité aussi illustre en se livrant à une campagne de
       publicité qui ne ferait qu'importuner les habitants.

       Peu de temps après, un second fake démontre pourtant que la
       crainte d'« importuner les habitants » n'obsède pas toujours la
       CDU. Un ministre est attendu en ville pour prononcer un
       discours. La veille, des farceurs ont glissé dans les boîtes
       aux lettres des cadres du parti et de leurs voisins un faux
       tract de la CDU les informant que le meeting ministériel a été
       déplacé dans une ville voisine. Résultat ? Tout au long de la
       journée, un véhicule du parti surmonté d'un mégaphone sillonne
       les rues pour claironner ce message assourdissant : «
       Attention, attention, Monsieur le Ministre prononcera bien son
       discours à X et non, comme indiqué par erreur, à Y. Je répète :
       Monsieur le Ministre… »

   Le même procédé peut aussi servir d'appui à une stratégie
   médiatique. Les groupes contestataires peinent souvent à attirer
   l'attention de la presse sur tel ou tel sujet d'importance, alors
   que les autorités ou les organisations patronales ne rencontrent
   aucune difficulté pour diffuser leur propagande. Le faux démenti
   offre un excellent moyen de court-circuiter le filtre médiatique et
   de rétablir en fraude un semblant de pluralisme. Il suffit pour
   cela de se fier à la variabilité des interprétations. Ainsi,
   lorsqu'un communiqué relayé par les médias nie farouchement qu'un
   incident se soit produit dans la centrale nucléaire X, il faut
   s'attendre à ce que certains riverains s'alarment pour de bon. N'y
   a-t-il pas anguille sous roche ? Le faussaire joue sur du velours
   car chacun le sait : une autorité n'apparaît jamais aussi
   inquiétante que lorsqu'elle éprouve le besoin de « rassurer le
   public »…

       Les fanatiques du rail

       Été 1995. La jolie petite ville baroque de Ludwigsburg a sorti
       ses armoiries du dimanche : on y attend le Premier ministre
       chinois, Li Peng, qui doit emprunter la gare locale pour monter
       à bord d'un ICE, le nouveau train allemand à grande vitesse.
       Cette opération de com' doit permettre à l'industrie
       ferroviaire allemande d'engranger des contrats mirobolants.
       Aussi les autorités ont-elles pris soin de camoufler les
       manifestations hostiles qui ont émaillé la tournée de leur
       superclient. Lorsque celui-ci arrive à Ludwigsburg, en vedette
       d'un prestigieux convoi, un groupe de « jeunes libéraux » est
       déjà sur place pour exprimer son mécontentement quant à la
       situation des droits de l'homme en Chine. Mais leur cortège est
       maintenu à bonne distance de la gare par les forces de police
       et, de surcroît, réduit au silence par une fanfare
       assourdissante. Une poignée de manifestants parvient pourtant à
       se faufiler vers le premier rang : se présentant comme membres
       de l'« association des amis du rail de Ludwigsburg », ils ont
       franchi sans encombre les barrages de la police. Les voilà qui
       s'affairent à distribuer leurs tracts et à se réjouir
       bruyamment qu'un chef-d'œuvre de haute technologie tel que
       l'ICE honore de sa présence la bonne ville de Ludwigsburg.

       Au moment où le Premier ministre chinois, le ministre fédéral
       des Transports et le président du Bade-Wurtemberg émergent de
       leur limousine pour accéder à la gare, nos « amis du rail »,
       sans égard pour ce moment historique et totalement concentrés
       sur leur cause, font circuler autour d'eux et avec force remue-
       ménage une invitation à une conférence de presse consacrée aux
       bienfaits de l'ICE. Une certaine confusion s'installe. Ne
       sachant que faire, la police observe d'un œil perplexe la
       petite bande d'agités en train d'accaparer l'attention de la
       foule. Action de sabotage ou enthousiasme mal maîtrisé ?
       Difficile à dire, tant le groupe paraît disparate : on y trouve
       des jeunes bizarrement habillés et même des punks, mais aussi
       des gens d'allure respectable, pour certains en costume
       cravate. Une chose est sûre : ils s'amusent beaucoup et portent
       une atteinte considérable à la dignité de l'événement. Et cela
       au détriment non seulement des illustres personnages qu'il
       s'agissait d'acclamer, mais aussi des droits de l'homme en
       Chine, incarnés en l'occurrence par les « jeunes libéraux »,
       lesquels sont toujours bloqués en coulisses par un solide
       cordon de sécurité. Moyennant quoi, ces derniers hurleront au
       scandale et réclameront une commission d'enquête devant le
       Parlement local pour clarifier les incidents qui se sont
       produits ce jour-là devant la gare de Ludwigsburg.

Petite typologie du faux

   · Fausses alertes

   Le pouvoir d'État garantit la sécurité et le bien-être de ses
   citoyens. Il contrôle parfaitement la situation. Sa vigilance
   presque toujours infaillible nous protège contre les périls qui
   nous guettent de toute part, les raz-de-marée, les épidémies, le
   terrorisme, le chaos, l'imprévu. Le face-à-face entre identité
   salvatrice et altérité menaçante est l'un des éléments centraux du
   discours dominant.

   Dans les années 1980, d'innombrables fakes ont remis en question
   cette image d'Épinal. Toutes sortes de catastrophes déclarées
   inconcevables par le pouvoir devenaient réalité sous la plume des
   simulateurs : des centrales nucléaires partaient en fumée, on
   manquait d'abris pour garder saine et sauve la population,
   pollutions toxiques et menaces mortelles pullulaient. À chaque
   fois, le message était le même : contrairement à ce qu'il prétend,
   le pouvoir n'a pas la situation en main. Tout le monde sait que les
   choses vont mal ? Le faussaire renchérit qu'elles vont aller plus
   mal encore. Les faux qu'il produit, liés le plus souvent à des
   préoccupations écologistes ou pacifistes, laissent néanmoins
   intacte la structure du discours dominant. Certes, ils récusent
   l'affirmation du pouvoir selon laquelle celui-ci garantit la
   sécurité de tous, mais ils ne contestent pas l'idée que telle est
   bien sa mission. Au contraire : le souhait qui s'y exprime, c'est
   que le pouvoir s'acquitte plus efficacement de sa tâche. Le besoin
   de se blottir dans le giron d'un État protecteur n'est pas soumis à
   discussion.

   · Perturbation de l'ordre social

   Le discours dominant exprime et consolide le caractère inébranlable
   des inégalités sociales. Les notions qu'il charrie – mérite,
   performance, succès, devoir… – ne laissent aucune place au droit de
   tous à mener une vie décente. Le pouvoir honore ceux qui
   produisent, investissent, réussissent ; il châtie les paresseux,
   les assistés, les inutiles. Et, lorsqu'il accorde à ces derniers
   quelque aumône, c'est au prix d'un rituel de soumission et
   d'humiliation sans cesse remis à jour (les « clients » de Pôle
   emploi savent de quoi nous parlons).

   Il arrive pourtant que le pouvoir perde les pédales et se mette à
   distribuer à tous vents récompenses et punitions indues. C'est
   ainsi que des braves gens qui gagnent honnêtement leur vie se
   retrouvent bombardés de courriers menaçants de Pôle emploi, tandis
   que la CDU délivre à de jeunes chômeurs des bons alimentaires
   utilisables dans des restaurants de luxe. Quelle confiance accorder
   à un pouvoir kafkaïen et incohérent qui dorlote les cancres et
   harcèle les bons contribuables ?

   Exhiber la face retorse et malfaisante de l'appareil bureaucratique
   n'empêche pas en effet de lui imputer des gestes d'une folle
   générosité. En 1975, les quartiers populaires de Berlin-Ouest
   reçurent 120 000 tickets de métro gratuits – faux, mais diablement
   ressemblants – pour une valeur totale de 360 000 Deutsche Marks.
   L'année suivante, c'était au tour des sans-abri berlinois de se
   voir offrir des tickets restaurant. Revendiquées par les « cellules
   révolutionnaires », ces deux actions rencontrèrent un écho
   mémorable. Même si leurs usagers savaient pour la plupart à quoi
   s'en tenir, titres de transport et tickets restaurant furent bel et
   bien utilisés, souvent avec succès. Car, en dépit des poursuites
   sévères dont elle fait l'objet, la falsification donne à qui veut
   s'en servir une certaine marge de manœuvre : elle exauce un vœu
   largement répandu – manger à l'œil, se déplacer sans payer – et
   permet, grâce à la plus simple des excuses (« Je ne savais pas que
   c'était un faux »), de résister gaiement à l'ordre établi.

   Mais la démarche n'est pas exempte de dangers. Distribuer de faux
   tickets restaurant à des sans-abri devient un acte irresponsable
   dès lors qu'un seul d'entre eux se fait expulser manu militari –
   voire remettre entre les mains de la police – par les serveurs de
   l'établissement où il espérait se régaler. Ce ne sont pas seulement
   les faussaires qui prennent un risque, mais aussi leurs «
   bénéficiaires », lesquels sont en général plus vulnérables qu'eux.
   Le jeu n'en vaut la chandelle que s'il oblige les institutions
   concernées à sortir du bois et à se positionner clairement. Par
   exemple, lorsque les services sociaux de la ville de Berlin
   publient un démenti expliquant que jamais l'idée ne leur
   traverserait l'esprit d'inviter des jeunes chômeurs au restaurant.

   · Ces crétins qui nous gouvernent

   Le pouvoir se gargarise sans cesse de la rationalité de ses
   décisions et de la responsabilité qui lui incombe de veiller à
   l'intérêt général. De nombreux citoyens restent pourtant persuadés
   que leurs dirigeants sont de fieffés imbéciles. Lorsqu'un fake
   subtil contraint ces derniers à se revendiquer comme tels, c'est
   évidemment source de joie pour une grande partie de la population.
   Quiconque dément avec véhémence avoir fait ou dit telle ou telle
   ânerie reconnaît implicitement : « Oui, mais j'aurais pu… »

   · La parole performative

   Certaines déclarations font bien davantage que brasser du vent :
   outre leur aspect strictement discursif-langagier, elles peuvent
   produire des effets matériels directs. De tels énoncés sont
   performatifs. Une lettre de licenciement ou une décision de justice
   n'est composée que de mots, mais ces mots peuvent exercer un impact
   aussi tangible qu'un coup de poing. Les mandataires du pouvoir font
   leur miel de ces formules performatives, depuis le « Au nom du
   peuple » jusqu'au Ego te absolvo en passant par « Jusqu'à ce que la
   mort vous sépare ». Les falsifications destinées à produire un
   effet matériel s'appuient précisément sur cet aspect-là de la
   communication. C'est pourquoi leur auteur ne souhaite surtout pas
   les voir divulguées : la mise au jour du fake non seulement
   détruirait son potentiel performatif, mais créerait aussi toutes
   sortes de désagréments. L'effet matériel d'un message repose sur
   l'accord tacite qui lie les locuteurs entre eux, il ne s'impose
   donc que rarement par le recours à la violence. Encore faut-il que
   le message soit attribué à une source légitime. C'est l'évidence de
   cette légitimité que la falsification vise à briser.

   Exemple : un faux communiqué de la mairie invite les administrés à
   déposer leurs vieux réfrigérateurs sur la voie publique dans le
   cadre d'une opération de collecte gratuite. Le jour dit, des frigos
   usés s'entassent sur le trottoir. Deux possibilités : soit la
   mairie décide effectivement d'organiser leur ramassage, soit les
   gens ont l'impression qu'on s'est fichu de leur tête. Dans le
   premier cas, le fake a pleinement rempli sa fonction performative,
   dans le second, la crédibilité de l'autorité municipale est mise à
   mal. Dans un cas comme dans l'autre, l'institution va devoir tenter
   de rétablir l'ordre du discours par un démenti. C'est qu'elle ne
   peut tout de même pas laisser les faussaires avoir le dernier mot.
   L'ennui, cependant, c'est que son démenti va forcément soulever des
   questions gênantes, peut-être souhaitées par les faussaires, mais
   sûrement pas par elle.

       Chaos à Osnabrück

       Durant la guerre du Golfe, l'administration municipale
       d'Osnabrück a bien failli devenir chèvre : pendant des
       semaines, une rafale de faux communiqués imputés à ses services
       s'est abattue sur les habitants de la ville, priant ces
       derniers de se porter volontaires pour des actions suicide en
       Irak, d'aller retirer leurs masques à gaz à la mairie ou de
       prendre connaissance des travaux d'élargissement du cimetière.
       La Ville a aussitôt dénoncé « cette farce sinistre qui tourne
       en dérision les sentiments des gens », avant d'annoncer un
       dépôt de plainte et d'inviter les habitants à coopérer avec les
       enquêteurs. En vain : cette déclaration aussi était un faux…

       Quelques jours plus tard, le directeur des services généraux de
       la ville voisine de Münster annonce la mise en place d'une
       formation publique à la protection civile. Et tout le monde de
       s'esclaffer : « Ouais, encore un coup des farceurs d'Osnabrück
       ! » Jusqu'à ce que le directeur en question apparaisse en
       personne et le rouge au front devant la presse pour clarifier
       les choses : l'annonce n'était pas un fake, mais de la « pure
       routine ». Juré craché.

       Sauvons le climat

       En 1995, un prospectus brillamment falsifié et signé par la
       mairie de Berlin fut distribué aux habitants des quartiers de
       Kreuzberg, Neukölln et Friedrichshain : « À l'occasion de la
       conférence mondiale sur le climat qui se tient actuellement à
       Berlin, le service de protection de l'environnement de la Ville
       a décidé d'organiser la collecte gratuite des réfrigérateurs en
       fin de vie, en vue de leur recyclage. » L'initiative remporta
       un vif succès : l'ayant manifestement prise au sérieux, de
       nombreux Berlinois agirent en bons citoyens et déposèrent leurs
       vieux frigos sur le trottoir. Las ! À la place du camion-benne
       attendu, l'administration diligenta un démenti offusqué : cette
       falsification odieuse aurait non seulement représenté un «
       danger potentiel pour l'environnement », mais aussi causé un
       dommage économique « aux frais de tous les contribuables »
       (Taz, 6 mai 1995).

       « Le Togo à l'Allemagne ! »

       « Le Togo à l'Allemagne ! Peine de mort pour les dirigeants qui
       ont trahi notre empire ! » Cet appel vigoureux à la reconquête
       des anciennes colonies africaines a fleuri sous forme
       d'affiches dans un meeting de la CDU de Hanovre au milieu des
       années 1960. Précision : ses auteurs n'étaient pas des
       nostalgiques du Reich, mais deux jeunes agitateurs, Jürgen
       Holtfreter et Peter Grohmann. Lesquels excellaient à détourner
       les déclarations anticommunistes de l'époque pour mettre en
       lumière l'inconscient du parti conservateur.

   · Communication chaotique

   Qui parle, à qui et pour dire quoi ? Quand la réponse à ces
   questions devient introuvable, c'est le chaos. Le faussaire doit
   faire preuve d'astuce pour créer une telle situation. Embrouiller
   les pistes, semer la confusion, tisser des fils qui ne mènent nulle
   part… jusqu'au moment où plus personne ne sait de quoi il est
   question.

   Pareille offensive requiert des techniques de désinformation
   comparables à celles que le pouvoir utilise lui-même, à l'occasion
   par exemple de conflits militaires (cf. la guerre du Golfe). Entre
   elles existe cependant une différence de fond : alors que le
   pouvoir invente de fausses informations pour manipuler l'opinion
   et/ou influer sur le comportement de l'adversaire, le fabricant de
   fakes exploite les informations déjà disponibles pour jongler avec
   leurs interprétations. Ce faisant, il redonne de la voix à ceux que
   le pouvoir prive de parole. En s'attaquant aux structures du
   processus de communication, il fragilise la légitimité du discours
   dominant sans pour autant se mesurer à lui. Car les techniques de
   falsification ne servent à rien dans une confrontation en face à
   face. Elles ne visent pas à conquérir des positions stratégiques ou
   à en découdre avec le pouvoir, bien au contraire : c'est
   précisément parce qu'elles se dérobent au combat qu'elles ouvrent
   de nouvelles possibilités de lutte, de critique et de subversion.

L'AFFIRMATION SUBVERSIVE

       « Ces conditions sociales pétrifiées, il faut les forcer à
       danser, en leur faisant entendre leur propre mélodie ! Il faut
       apprendre au peuple à avoir peur de lui-même, afin de lui
       donner du courage. »

       Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du
       droit de Hegel, 1843.

   Le meilleur moyen pour produire un effet d'étrangeté au sujet de
   formes, d'énoncés ou de règles données consiste à les faire
   fonctionner de façon exagérée et « inconvenante » dans une
   situation déterminée. Illustration parfaite avec la prestation de
   monsieur et madame Müller à la télévision suisse lors des émeutes
   de 1981 à Zurich : invités sur le plateau comme porte-parole des
   jeunes protestataires, ils prirent les animateurs à contre-pied en
   relayant haut et fort le point de vue de la police, mais de manière
   si outrancière qu'il en devenait grotesque. L'« affirmation
   subversive » ridiculise les canons vermoulus du « débat public ».

   L'avantage pratique de ce procédé, c'est qu'il opère sous les
   dehors du consentement. Bien que parfaitement perceptible, sa
   charge critique est difficile à circonscrire et plus difficile
   encore à neutraliser. Elle se révèle particulièrement adéquate dans
   les situations conflictuelles, lorsque l'autorité s'attend à une
   protestation qu'elle a peut-être anticipée ou calculée. Les
   organisateurs d'un meeting électoral, par exemple, seront rarement
   pris au dépourvu par les cris et les sifflets de quelques éléments
   hostiles, facilement éjectables et qui peuvent même être intégrés à
   la mise en scène de l'affrontement « démocratique ». En revanche,
   les services de sécurité seront moins à l'aise pour faire face à
   des applaudissements frénétiques, surtout s'ils éclatent à
   contretemps et sans motif valable. Des manifestations déplacées
   d'enthousiasme excessif peuvent avoir pour effet non seulement
   d'abréger le discours à la tribune, mais aussi de perturber tout le
   cérémonial de la manifestation (cf. « Monsieur le Ministre parle au
   peuple »).

   Ainsi, le 1er juin 1994, à l'appel d'un improbable « comité contre
   l'extrémisme du centre », plus de mille personnes ovationnèrent
   Helmut Kohl lors d'un meeting de campagne. Spectacle insolite :
   pendant que les authentiques partisans du chancelier rongeaient
   leur frein en silence ou se bouchaient les oreilles, ses
   adversaires les plus déterminés explosaient d'amour et
   d'allégresse. Même la sono pourtant puissante de la CDU ne parvint
   pas à couvrir le chahut. Autre exemple : en juillet 1981, à
   Hambourg, un rassemblement public de soutien à l'Otan rameuta un
   groupe de supporters particulièrement dévoués à la cause. Regroupés
   sous la bannière de l'« amitié germano-américaine », ces intrus
   braillaient leur affection pour le secrétaire d'État Alexander Haig
   et scandaient des slogans tels que « Oui, oui, oui aux missiles de
   croisière ! », « La guerre nucléaire, pourquoi pas ? » ou « Pas de
   vie éternelle pour les enfants russes ! ». Dans le contexte tendu
   de l'époque, le caractère parodique de cette action pouvait
   difficilement échapper aux observateurs. C'était là sa limite.
   L'affirmation subversive est plus efficace lorsqu'elle reste
   ambivalente, c'est-à-dire lorsqu'elle provoque à la fois de
   l'irritation par ses excès et de l'incertitude quant à sa
   motivation. Exercice périlleux : si l'on en fait trop, on tombe
   dans le canular, mais si l'on n'en fait pas assez, on menace de
   conforter le camp adverse. Pour prendre un exemple tiré de la vie
   quotidienne : un homme qui joue au macho pour railler les
   comportements sexistes court le risque d'être perçu seulement
   comme… un gros macho.

   Il ne suffit donc pas de singer un comportement « normal » pour
   obtenir un effet subversif. Le succès de l'opération passe
   nécessairement par un choix décalé des cibles et des protagonistes.
   On se souvient de ces policiers new-yorkais qui, rassemblés devant
   leur mairie pour réclamer des hausses de salaire, tombèrent nez à
   nez avec un groupe de jeunes issus de la mouvance yippie : «
   Retournez en Russie, bande d'anarcho-communistes ! »,
   s'égosillèrent les contre-manifestants hilares, « Trouvez-vous un
   travail ! », « Prenez un bain ! ». L'idée qu'un protestataire est
   forcément sale, paresseux et gauchisant est en effet une opinion
   solidement ancrée dans nos sociétés. Dans ce cas précis, toutefois,
   l'accusation émanait de ceux qui en étaient habituellement la
   cible. Il s'agit là d'une « inversion symbolique » : un retour à
   l'envoyeur que connaissent bien les adeptes de l'aïkido.

   L'affirmation subversive consiste en somme à prêter une « bonne »
   action aux mauvaises personnes, ou inversement. En septembre 1995,
   alors que la CSU (droite bavaroise) et l'Église catholique
   protestaient à Munich contre un jugement de la Cour
   constitutionnelle reconnaissant le droit au blasphème, une poignée
   de « fous du crucifix » firent irruption sur les lieux pour
   entonner des slogans burlesques : « Cru, cru, crucifix ! », « Les
   croisés avec nous ! », « Pas de pitié pour les impies ! ». Au même
   moment, un couple vêtu à la mode islamiste et se revendiquant du
   groupe « Djihad » distribuait aux catholiques éberlués un tract
   appelant les musulmans du monde entier à soutenir le « juste combat
   » de leurs frères bavarois. La confusion était à son comble : alors
   que certains ne cachaient pas leur aversion pour ces « Arabes »,
   d'autres au contraire y voyaient un renfort appréciable (« Ils sont
   de notre côté, après tout »).

   L'affirmation subversive fonctionne un peu à la manière de l'«
   intervention paradoxale », une méthode utilisée en psychothérapie
   qui consiste à épouser le point de vue du patient jusqu'au moment
   où celui-ci prend conscience par lui-même de l'absurdité de son
   comportement. C'est parce que la réponse du thérapeute déçoit ses
   attentes que le patient va s'interroger sur lui-même et amorcer
   peut-être un travail de guérison. Au malade qui affirme qu'« un
   micro est caché quelque part », le thérapeute s'abstiendra de
   répondre « Certainement pas » et préférera renchérir : « Bon, alors
   nous allons chercher dans toute la pièce jusqu'à ce que nous
   l'ayons trouvé. »

   Les renversements opérés à la fin des années 1970 par le groupe
   italien des Indiani Metropolitani illustrent parfaitement ce
   principe. On vit ainsi des étudiants manifester leur soutien à deux
   hommes politiques notoirement corrompus en scandant : « Gui et
   Tanassi sont innocents, les vrais coupables c'est nous ! »
   Moyennant quoi, des travailleurs descendirent dans la rue pour
   marquer leur solidarité avec les faux repentis : « Gui et Tanassi
   sont des délinquants, les étudiants sont innocents ! » Les Indiani
   Metropolitani se firent aussi connaître par cette revendication
   lapidaire et prophétique : « Moins de salaire, plus de travail ! »

   Jusqu'à présent, pourtant, la méthode de l'affirmation subversive
   n'a vraiment été théorisée que dans le cadre de l'art et de la
   culture pop. Diedrich Diederichsen, par exemple, parle de «
   subversion affirmative » à propos d'Andy Warhol et de

       La méthode Chvéïk

       Le soldat Chvéïk est l'idiot du bataillon qui ne fait que ce
       qu'on lui dit de faire. Son supérieur l'ayant traité d'idiot,
       Chvéïk répond à chaque appel : « L'idiot, c'est moi ! »
       Soucieux de servir Sa Majesté l'Empereur « jusqu'à son dernier
       souffle », il va conduire l'armée austro-hongroise à sa perte.

       Sorties de l'imagination fertile du romancier tchèque Jaroslav
       Hasek (1883-1923), Les Aventures du brave soldat Chvéïk sont
       parues en feuilleton à Prague entre 1920 et 1923. Après la mort
       de Hasek, le personnage retrouve une seconde vie sous la plume
       de Max Brod, écrivain de langue allemande et ami de Franz
       Kafka, qui le rend accessible à un large public. L'hilarante
       épopée de ce « héros inconnu, dépourvu de la gloire d'un
       Napoléon », va servir de défouloir à une Europe martyrisée par
       la Première Guerre mondiale. L'antimilitarisme qu'elle véhicule
       constitue un redoutable défi pour un ordre social toujours
       engoncé dans les valeurs de l'uniforme – patriotisme,
       obéissance, discipline de fer. Un ordre que Chvéïk renverse cul
       par-dessus tête en agissant comme un brave soldat : toujours
       désireux de plaire à sa hiérarchie, et de ce fait toujours
       partant pour provoquer des catastrophes.

       La force subversive du personnage tient précisément à cette
       apparente servilité. Car l'idiot n'est pas exempt de malice :
       chaque fois qu'il cause un désastre, Chvéïk prend soin de
       rappeler à ses supérieurs qu'il n'a fait que suivre leurs
       instructions au pied de la lettre, échappant ainsi aux brimades
       et au cachot. Dans sa fausse idiotie se dévoile au grand jour
       la puissante bêtise du système militaire tout entier. Avec la
       méthode Chvéïk, la discipline extrême devient du même coup une
       forme supérieure de désobéissance – et la promesse d'un ulcère
       pour tout l'état-major.

   Madonna. Bazon Brock salue de son côté la « révolution du oui »
   popularisée par la figure littéraire de Chvéïk (encadré). En tant
   que pratique politique, l'affirmation subversive impose néanmoins
   de prêter attention à un risque majeur, propre à toute satire : ce
   qui nous paraît inconcevable aujourd'hui peut devenir demain d'une
   confondante banalité.

COLLAGES ET MONTAGES

   Apparu dans le champ pictural (cubisme), l'art du collage a pour
   fonction de bouleverser les grilles de perception usuelles. Les
   motifs peints à la main se confondent – du moins au premier regard
   – avec les images, photos ou coupures de presse qui leur ont été
   incorporées. Objets et matériaux sont présentés dans un contexte
   qui les vide de leur sens premier, tandis que l'œuvre se nourrit
   des interprétations importées « du dehors ».

   En associant des éléments disparates dans un ordre apparemment
   aléatoire, le collage a détruit les conventions traditionnelles de
   la peinture et du dessin. Appliqué à la littérature, il permet de
   combiner des groupes de mots dépourvus de lien logique et de tisser
   entre eux un canevas d'assonances poétiques. Ce qui importe, à
   chaque fois, c'est d'organiser les éléments de manière à créer un
   contenu polysémique, c'est-à-dire doté de significations multiples.

   Pour les dadaïstes, le collage représentait une tentative de «
   putsch culturel » contre l'art établi. À la figure de l'artiste et
   de son « génie », qu'ils conspuaient, Max Ernst et ses camarades
   opposaient une poésie du hasard accessible et praticable par
   chacun. Un postulat partagé par les surréalistes, qui voyaient dans
   la technique du « cadavre exquis » – la juxtaposition intuitive de
   bouts de phrases « sans queue ni tête » – un moyen d'exprimer le
   potentiel créatif de l'inconscient.

   En dépit du scandale qu'il souleva à ses débuts, le collage ne
   s'est jamais imposé comme un outil explicitement politique. De
   sorte qu'on a bien du mal aujourd'hui à imaginer qu'en avril 1920
   une exposition dada présentée par Max Ernst et Hans Arp ait été
   temporairement fermée par la police. Depuis, le collage est entré
   au programme des Beaux-Arts et décore les salles d'attente des
   urologues. Les magazines de mode s'en inspirent pour composer des
   mosaïques publicitaires à la gloire des couturiers et de
   l'industrie du luxe. Mais sa mise sur le marché n'a pas totalement
   ruiné ses charmes subversifs. La technique du collage permet par
   exemple de mêler des déclarations politiques à des images qui en
   inversent le sens et en saccagent la légitimité – une méthode plus
   souvent désignée sous le terme « photomontage ». Cette forme de
   contestation politique eut pour précurseur le dadaïste berlinois
   John Heartfield. Essentiellement dirigées contre le nazisme, ses
   œuvres s'appuyaient sur un assemblage de textes, d'éléments
   graphiques et de photos découpées dans les journaux.

       Le Bureau des mesures exceptionnelles (BME)

       « Puisque les hommes politiques utilisent des procédés de plus
       en plus lamentables et que la réalité qu'ils produisent jette
       sur nous une ombre déprimante, l'une des tâches de l'art
       consiste à ridiculiser cette politique et à reconquérir pour
       les gens le rire, le désir de vivre et l'aptitude à résister.
       […] L'art et le théâtre comme mise en scène publique de notre
       imagination, comme une façon de restituer leur sens à des
       réalités affamées de changement, l'imagination comme moteur de
       la critique et du changement – telle est la raison d'être du
       Bureau des mesures exceptionnelles » (déclaration du BME, mai
       1988, Bonn).

       Depuis 1987, à Berlin, le Bureau des mesures exceptionnelles
       (BME) s'ébat dans la zone frontalière entre art et politique.
       Issu du quartier de Kreuzberg, haut lieu de la contestation
       berlinoise, ce groupe d'artistes s'est donné pour mission
       d'insuffler de l'énergie, de l'humour et de la créativité dans
       les actions de la gauche militante.

       Leur premier coup d'éclat remonte à juin 1987. Afin de
       sécuriser la visite du président américain Ronald Reagan, le
       Sénat de Berlin vient d'ordonner le bouclage policier de
       Kreuzberg, soupçonné de servir de base arrière à d'éventuels
       fauteurs de trouble. Des habitants du quartier prennent alors
       possession du pont de Cottbus pour y donner un spectacle
       culotté : l'érection d'un « mur de protection anti-Kreuzberg »
       – clin d'œil à l'appellation officielle donnée par l'Allemagne
       de l'Est au mur de Berlin. Alors que ses complices s'affairent
       à assembler les briques, le tout nouveau « sénateur en charge
       de la sécurité », portant costume de soirée et haut-de-forme,
       harangue au micro les passants médusés : « Chères Berlinoises,
       chers Berlinois, nous n'allons pas laisser les anti-Berlinois
       de Kreuzberg casser notre beau Berlin ! C'est pourquoi, après
       le succès éclatant du blocage de Kreuzberg entrepris à la
       faveur du séjour de Ronald Reagan dans notre ville, le Sénat a
       décidé en session extraordinaire d'édifier ce mur de protection
       anti-Kreutzberg. »

       Comme il fallait s'y attendre, la plaisanterie ne fait pas rire
       les édiles. Les foudres de la justice s'abattent sur les
       organisateurs, traînés devant les tribunaux pour violation de
       la loi régissant les réunions publiques. En conséquence de quoi
       ces derniers décident de s'organiser pour de bon. Le Bureau des
       mesures exceptionnelles est né.

       Un an plus tard, en septembre 1988, les pontes du Fonds
       monétaire international et de la Banque mondiale tiennent
       conclave à Berlin. Le BME est de la partie. Sur la place
       Breitscheid, au pied du bâtiment où les maîtres du monde
       fignolent leurs plans de réajustement, le « Bureau » organise
       un rassemblement géant baptisé « Les citoyens applaudissent les
       banquiers ». La liesse, les tambours et les jeux de lumière
       draineront une telle affluence que la manifestation, pourtant
       interdite, durera trois jours. L'ovation adressée aux banquiers
       atteindra un tel niveau sonore que plus d'un policier, perdant
       la tête, se défoulera matraque au poing sur la foule.

       Imprévisible par définition, le BME excelle à frapper là où on
       ne l'attend pas. En février 1993, à l'occasion du festival du
       film de Berlin, profitant du beau monde qui s'y pavane, le «
       Bureau » pose en grande pompe la première pierre de son grand
       chantier : le « tunnel Berlin-Timisoara ». Aux convives médusés
       – parmi eux, des politiques, des hommes d'Église et des
       représentants de l'Union européenne abreuvés de champagne –, on
       explique que l'ouvrage permettra d'assurer enfin le respect du
       droit d'asile par les autorités allemandes. Dorénavant, grâce
       au tunnel, ce ne seront plus seulement les « membres de la jet-
       set internationale » qui trouveront refuge en Allemagne, mais
       aussi les victimes de l'économie et des persécutions. Étant
       entendu que, « dans l'hypothèse où les gitans, les communistes
       ou les trafiquants de voitures polonais abuseraient de ce
       projet humanitaire, le tunnel pourrait, grâce au canal
       attenant, être immédiatement inondé » (Neues Deutschland, 25
       février 1993).

   Après avoir irrigué le théâtre et le cinéma dans la première moitié
   du XXe siècle (Eisenstein, Vertov, Brecht, Piscator), l'art du
   photomontage ne pouvait que séduire les guérilleros de la
   communication – lesquels en sont d'autant plus friands que les
   nouvelles technologies leur mâchent le travail et leur assurent un
   rendu impeccable. Le détournement de campagnes publicitaires à des
   fins anticapitalistes en est l'une des formes les plus connues,
   popularisée notamment par la revue américaine Adbusters ou les
   Casseurs de pub.

DÉTOURNEMENT ET RÉINTERPRÉTATION

   Modifier le regard porté sur les images ou les objets les plus
   convenus, arracher ces derniers à leur contexte habituel et les
   placer sous une lumière qui oblige à les interpréter autrement,
   telle est la vocation du détournement. Connu dans la culture pop
   via la technique du sampling, le détournement s'exerce dans le
   champ visuel par le collage ou le montage (cf. plus haut) mais
   aussi, plus récemment, sur ordinateur. Il peut également réorienter
   le sens d'une phrase ou d'une notion. Une de ses formes les plus
   courantes est la parodie, qui consiste à tordre l'esthétique ou le
   contenu d'une œuvre pour en donner une relecture critique ou
   humoristique.

   Les situationnistes furent les premiers théoriciens du
   détournement, dont ils fournirent le mode d'emploi en 1956 : « Tous
   les éléments, pris n'importe où, peuvent faire l'objet de
   rapprochements nouveaux. Les découvertes de la poésie moderne sur
   la structure analogique de l'image démontrent qu'entre deux
   éléments, d'origines aussi étrangères qu'il est possible, un
   rapport s'établit toujours. S'en tenir au cadre d'un arrangement
   personnel des mots ne relève que de la convention. L'interférence
   de deux mondes sentimentaux, la mise en présence de deux
   expressions indépendantes dépassent leurs éléments primitifs pour
   donner une organisation synthétique d'une efficacité supérieure.
   Tout peut servir. Il va de soi que l'on peut non seulement corriger
   une œuvre ou intégrer divers fragments d'œuvres périmées dans une
   nouvelle, mais encore changer le sens de ces fragments et truquer
   de toutes les manières que l'on jugera bonnes ce que les imbéciles
   s'obstinent à nommer des citations. »

   Les rebelles à l'art académique se sont abondamment servis de cette
   méthode, à commencer par Marcel Duchamp (les célèbres ready-mades,
   maintes fois imités ou… détournés) et Joseph Beuys. La pratique
   revendiquée du plagiat – le « plagiarisme » – en est un
   prolongement, dans la mesure où elle ne se limite pas à
   l'appropriation de l'œuvre d'autrui, mais permet d'assigner à cette
   dernière une signification dévoyée.

   Alors qu'en matière d'art le détournement se traduit en général par
   la muséification d'objets usuels, pied de nez à la culture
   académique, les situationnistes préféraient s'emparer de la culture
   populaire – pop, médias, publicité – pour lui injecter un contenu
   politique aux antipodes de sa fonction initiale. C'est dans cet
   esprit qu'ils se délectaient de la bande dessinée. Dans leur
   brochure sur « le prolétariat comme sujet et comme représentation
   », prônant « le droit égal de tous aux biens et aux jouissances de
   ce monde, la destruction de toute autorité, la négation de tout
   frein moral », une superbe créature luxueusement vêtue administre
   ainsi une rude leçon de doctrine révolutionnaire au super-héros. Au
   terme de l'épisode, le grand costaud à mâchoires carrées se
   montrera incollable sur la « société de classes », le « spectacle
   de la non-vie » et le « rapport entre visibilité et essentialité du
   projet révolutionnaire ».

   Mieux qu'un long discours analytique, le détournement permet
   souvent de mettre au jour le discours idéologique qui se cache dans
   les représentations du pouvoir et de la culture dominante. Il offre
   aussi un excellent moyen d'éclairer les constructions sociales à
   l'œuvre dans certaines catégories présentées comme naturelles,
   notamment la division des sexes.

   L'usage délibéré ou politique du détournement ne constitue
   cependant que la partie visible d'une pratique infiniment plus
   répandue. Comme le souligne Michel de Certeau, chaque individu
   consacre une partie de sa vie quotidienne à se réapproprier les
   figures imposées du système en place, que ce soit en matière de
   consommation, de comportement dans l'espace public ou d'accès à la
   « haute » culture. Si la méthode du détournement produit un effet
   aussi efficace et immédiat, c'est précisément, peut-être, parce
   qu'elle correspond à la tactique observée par chacun d'entre nous
   dans notre gestion au jour le jour des contraintes sociales.

   Il n'est de subversion sans l'usage radical de ce qui appartient à
   tout le monde, à savoir le langage. Mais le langage n'est pas
   seulement un outil de communication : c'est un objet de pouvoir, un
   système normatif dont les règles et les structures sont
   susceptibles elles-mêmes d'être attaquées et détournées. Il
   constitue un ordre « dont le pouvoir réside précisément dans le
   fait qu'il n'est jamais remis en question ». Attirer l'attention
   sur la fonction stabilisatrice du langage, voilà de quoi il s'agit
   lorsqu'on lit entre les lignes, qu'on déchiffre les non-dits, qu'on
   déterre les silences enfouis sous l'avalanche du verbe. Résolus à
   en découdre avec les fondements symboliques de l'ordre social, des
   collectifs comme Radio Alice considèrent donc le langage comme une
   cible privilégiée de leurs opérations.

   La communication subversive induite par le détournement du langage
   ne vise donc pas seulement à obtenir des médias qu'ils respectent
   le pluralisme ou qu'ils tolèrent un langage « sale », elle tend
   aussi à développer les techniques du sophisme. En s'emparant des
   codes institutionnels, le langage subversif se fixe pour but de
   réfuter la représentation officielle de la réalité, de modifier
   l'image du monde, de mettre en désordre le tableau des vérités
   toutes faites. Une démarche ainsi résumée par Roland Barthes : « La
   meilleure des subversions ne consiste-t-elle pas à défigurer les
   codes, plutôt qu'à les détruire ? »

   Une autre technique de détournement réside dans la parodie. Celle-
   ci possède la délicieuse propriété de contraindre les auditeurs à
   se servir de leurs deux oreilles : l'une pour capter le message
   original, l'autre pour entendre sa version réinterprétée. Cette
   confrontation entre deux modes de langage permet d'attirer
   l'attention sur les informulés contenus dans le texte original. Si
   la parodie ridiculise son modèle, ce n'est pas par désir de
   supériorité, mais par volonté de remettre en question les formes
   apparemment normales dans lesquelles chacun doit penser et
   s'exprimer – volonté aussi de se soustraire aux hiérarchies qui
   édictent avec qui on a le droit de parler ou non.

3. SABOTAGE, MODE D'EMPLOI

       « Puisque notre isolement relatif nous oblige à limiter nos
       actions à des attaques matériellement peu coûteuses mais
       efficacement ciblées, il s'agit en premier ressort de jouer
       avec la définition de l'espace et du temps, de saboter le
       système des symboles en composant une sorte de dictionnaire de
       la réappropriation urbaine. C'est là le seul projet qui puisse
       encore donner à l'écriture, à la peinture ou au cinéma une
       dimension révolutionnaire. »

       Lutz Bredlow, Berlin, 1983.

DES SNIPERS DANS L'ESPACE PUBLIC

   Le sniper est un franc-tireur sémiotique. Ses attentats, il ne les
   commet pas avec un fusil ou un bazooka, mais avec une bombe
   aérosol. Son bon plaisir lui commande de s'attaquer aux signes et
   aux symboles qui tapissent l'espace urbain. Avec une discrétion
   sournoise, il s'acharne à modifier, à commenter, à corriger ou à
   préciser les déclarations contenues dans les affiches, les
   monuments, les panneaux, etc., mais aussi à détourner la fonction
   prétendument neutre des murs et des façades en les décorant de
   graffitis. Les balles du sniper sont autant de blasphèmes contre la
   propriété privée.

   Connu pour sa signification guerrière, le mot anglais sniping
   désigne également l'action de découper un objet en petits morceaux.
   Le sniper fait honneur à ce double sens en fragmentant le matériau
   graphique ou textuel disponible sur le terrain de l'ennemi et en le
   complétant de ses propres projectiles sémiotiques, grenaille de
   textes, d'images et de symboles. Le message pris pour cible se
   charge ainsi d'une signification nouvelle, généralement opposée à
   celle qu'il véhiculait initialement. C'est en ce sens que
   l'essayiste américain Mark Dery parle de « terrorisme artistique ».

       Libérez les panneaux publicitaires !

       « Les pigeons sont énervants et méritent la mort ! », « À
       chacun son panneau publicitaire ! » Même si les membres du
       Front de libération des panneaux publicitaires (Billboard
       Liberation Front, ou BLF) tombent rarement d'accord sur leurs
       revendications, le collectif qu'ils ont fondé en 1977 à San
       Francisco continue aujourd'hui encore de cribler les villes
       américaines de ses slogans loufoques. Et ce avec un
       enthousiasme intact.

       Souvent issus des métiers du graphisme, les militants du BLF ne
       sont pas hostiles à la publicité, au contraire : à leurs yeux,
       l'accès aux panneaux publicitaires est un droit universel
       appartenant à chacun, et non un privilège dévolu aux
       annonceurs. Plutôt que de saccager les panneaux publicitaires,
       ils préfèrent donc les améliorer, en y mettant un soin si
       professionnel que leurs créations se distinguent à peine d'une
       publicité « normale ».

       Au fil des ans, chaque militant a développé un savoir-faire
       particulier. On raconte que l'un des membres du groupe,
       spécialiste des drogues, a neutralisé des témoins récalcitrants
       en leur administrant un cocktail mixé pour l'occasion. Le BLF
       dispose également d'un spécialiste en sabotage informatique et
       de deux « créatifs » infiltrés dans une agence de pub, dont ils
       exploitent le matériel pour préparer les expéditions du groupe.
       Lequel peut aussi compter sur des alpinistes aguerris, capables
       d'escalader une façade d'immeuble pour accéder au panneau de
       leur choix.

       Le système a bien sûr contre-attaqué, en recourant à son arme
       favorite : la récupération. En 1994, une agence de pub détourne
       à son profit la méthode de l'« amélioration ». Afin de draguer
       le client, elle décore ses panneaux de graffitis indigents mais
       semblables, par leur style, à ceux du BLF. La vengeance est
       immédiate : profitant d'une campagne publicitaire en faveur
       d'une marque automobile, le BLF « améliore » la voiture promue
       sur les affiches de l'agence en y incrustant une tête de mort.
       « On ne peut pas rester sans rien faire quand d'autres copient
       nos modes d'action, surtout quand ils le font de manière aussi
       médiocre », expliquera un porte-parole du collectif.

Banditisme antipub

   L'ennemi numéro un du sniper est la publicité. Alors qu'en
   Allemagne ses attaques se focalisent sur les affiches électorales,
   aux États-Unis, au Canada, en France ou en Grande-Bretagne, elles
   prennent surtout pour cible le matraquage commercial. La revue
   américaine Adbusters appelle à « corriger les panneaux
   publicitaires agressifs », tandis que le Billboard Liberation Front
   (encadré) célèbre « l'art et la science de l'amélioration des
   panneaux publicitaires ». Depuis, les États-Unis ont vu germer
   d'autres groupes antipub, comme Truth in Advertisement à Santa
   Cruz, ou Artfux dans le New Jersey. En Australie, la critique du
   consumérisme est menée bombe au poing par les Graffiteurs contre
   les promotions nocives (Billboard Utilizing Graffitists Against
   Unhealthy Promotions, ou UGAUP). En France, ce sont les Casseurs de
   pub, relayés par le journal La Décroissance, qui pratiquent la
   résistance au « hold-up des symboles par les publicitaires ». Aussi
   différents soient-ils par leur philosophie ou leurs modes d'action,
   ces groupes partagent la conviction qu'il est possible de
   contrecarrer le pouvoir séducteur de la publicité, quitte à lui
   emprunter ses armes.

   La force visuelle d'une affiche résidant dans ses éléments
   graphiques (typographie, couleurs, image…), c'est en intervenant
   astucieusement sur ces derniers que le sniper optimisera son
   travail de sape. Une méthode simple consiste par exemple à ajouter
   ou remplacer une lettre dans un slogan, comme dans « Go to hell »
   (Va en enfer) substitué à « Go to Shell ». L'introduction d'une
   image, d'un symbole ou de quelques mots peut suffire à désamorcer
   l'injonction d'une affiche ou d'un monument. On ne s'interdira pas
   non plus de détourner le lavage de cerveaux publicitaire à des fins
   plus constructives, à la manière de cette blonde de Chanel assortie
   d'une bulle, dans laquelle elle déclare à l'occasion d'une campagne
   de recensement : « Moi, je ne me laisse pas compter. »

   Les snipers expérimentés recommandent les transformations légères.
   Modifier une affiche sur un détail ou deux seulement permet
   d'allonger l'espérance de vie du graffiti tout en maximisant son
   impact. Il existe pour cela toute une série de techniques
   rudimentaires, que la plupart d'entre nous connaissent depuis
   l'école : l'« hitlérisation », par exemple, qui consiste à greffer
   au feutre une vilaine petite moustache noire sous le nez du
   mannequin à dents blanches. Cette pratique, qui n'exclut pas
   l'usage de pilosités plus fournies (la moustache prussienne en
   guidon de vélo fait toujours son effet), connaît un succès remarqué
   durant les campagnes électorales, même si la loi l'interdit.

   Il est vrai que l'omniprésence de visages invariablement beaux,
   souriants et lisses agit comme une puissante tentation. La
   condition humaine, avec sa vie, ses rides et ses imperfections, est
   bannie de cet univers glacé sous Photoshop. C'est la raison pour
   laquelle le premier exploit de l'apprenti sniper consiste souvent à
   consteller les minois publicitaires de taches de rousseur et de
   boutons d'acné, manière de leur rendre un peu de leur humanité. À
   l'inverse, un coup de blanc sur les pupilles suffit à métamorphoser
   instantanément un top-modèle en zombie.

   Le banditisme antipublicitaire n'est au fond rien d'autre qu'une
   modeste forme d'insoumission, une façon anonyme, quotidienne et
   finalement pas très méchante de questionner la position de pouvoir
   que s'arrogent les industriels et les annonceurs. L'humour, le jeu
   de mots et la distanciation constituent à cet égard des outils plus
   appropriés que l'injure ou le mot d'ordre.

Le graffiti ou la résistance nocturne à la propriété

   Quand il ne subvertit pas la réclame des marchands d'aspirateurs,
   le sniper aime en découdre avec des installations plus
   fonctionnelles : murs, façades, panneaux routiers, voies de chemin
   de fer, etc. Ses armes de prédilection sont le graffiti et ses
   multiples dérivés, tag, pochoir ou autocollant, toute image
   susceptible en somme d'adhérer à une surface inhospitalière. Il
   n'ignore pas que le caractère apparemment « neutre » d'une façade
   de béton ou d'une rame de RER dissimule un contenu symbolique gorgé
   de sens. Son postulat – conscient ou inconscient – veut que
   l'espace public soit l'expression matérielle d'un rapport de
   forces. Les bâtiments appartiennent à des pouvoirs qui, de concert
   avec leurs mandataires politiques et bureaucratiques, encadrent et
   limitent strictement notre liberté de mouvement. La propriété
   privée vaut droit de représentation : elle donne à ses
   bénéficiaires le privilège d'imposer leur arrogance à la face du
   monde. À leur service, toute une cohorte d'urbanistes, de
   promoteurs et de gratte-papier planifient, réglementent et
   façonnent les villes, les banlieues, les voiries. Représentants
   autoproclamés de l'« intérêt public », ils administrent l'ennui
   grisâtre et tape-à-l'œil des métropoles.

   Cette conception de la ville, où l'intérêt privé s'adosse à la
   légitimité bureaucratique, fait offense au graffiteur. La
   prétention bourgeoise à accaparer le pavé se heurte à sa propre
   conception de l'espace public, qu'il considère comme la propriété
   de tous, et donc aussi comme la sienne. En décorant les murs « à la
   sauvage », il rappelle que l'épiderme urbain appartient au corps
   social tout entier. Le sabotage esthétique auquel il se livre dès
   la nuit tombée dégonfle un peu l'hégémonie des planificateurs et
   des propriétaires. Peu importe le contenu ou le style du graffiti :
   le simple fait d'investir l'espace constitue une œuvre en soi. «
   The medium is the message » – la célèbre phrase de Marshall McLuhan
   se comprend mieux dans ce contexte. Le graffiteur conteste la
   fonction représentative de l'architecture en même temps que
   l'inviolabilité des façades. En « marquant » un territoire, il
   procède du même coup à la réoccupation symbolique de toute la
   ville.

   Cela étant, le graffiteur sélectionne rarement ses cibles selon des
   critères politiques. Qu'il s'agisse d'une résidence, d'un immeuble
   de bureaux, d'une mairie, d'un couloir de métro ou d'un mur
   d'usine, le rang qu'occupe l'emplacement choisi dans l'échelle des
   valeurs dominantes lui importe peu. Ce qui compte, pour le
   graffiteur, c'est plutôt : 1) le danger que l'opération présente et
   les chances d'en réchapper indemne (difficulté d'accès, acrobatie,
   risque de se faire attraper par la police) ; 2) la taille et les
   avantages esthétiques de la surface ; 3) le nombre de passants qui
   contempleront le résultat.

   La plupart du temps, le graffiti n'a pour seul contenu que la
   signature de son auteur, exprimée sous forme de symbole ou de
   pseudonyme stylisé (le « tag »). Le message se limite alors à
   l'affirmation « Je suis passé par là », ce qui ne va pas sans
   susciter l'incompréhension, voire le dédain des militants
   traditionnels. « Quand on a une idée précise de ce pour quoi l'on
   s'engage et que l'on tient à faire connaître ses revendications, on
   a intérêt à utiliser autre chose que le bombage – à moins que la
   principale revendication ne soit le bombage lui-même », estime un
   connaisseur. De fait, le propos du graffiti consiste moins à
   édicter un mot d'ordre qu'à investir l'espace public, d'où sa
   force. C'est précisément parce qu'il se dérobe à toute exigence
   d'explication et à la nécessité de « faire sens » qu'il agit comme
   une provocation.

   L'impact visuel du graffiti tient aussi aux circonstances
   particulières de sa réalisation. « Bonnes fortunes de la hâte, de
   la clandestinité, du travail nocturne, de la précarité des moyens,
   des aléas du support, qui sont sources paradoxales de trouvailles
   formelles. L'urgence commande de passer outre aux protocoles et aux
   circonlocutions », observe Michel Thévoz. Il va sans dire que
   l'illégalité du bombage n'est pas étrangère à l'attrait qu'il
   exerce, notamment sur les jeunes. De sorte que les tentatives
   d'ériger le graffiti en art – et de l'intégrer dans le marché du
   même nom – enthousiasment assez peu les principaux intéressés. La
   plupart des graffiteurs ne sont pas dupes : la tendance à vouloir
   les gratifier du compliment d'artistes et à mettre à leur
   disposition des bouts de murs « légaux » illustre parfaitement la
   politique de la carotte et du bâton. Car elle n'a rien de
   contradictoire avec la répression acharnée dont ils font l'objet. À
   Berlin, où les milieux médiatico-culturels se pourlèchent de street
   art, une commission sénatoriale a été créée pour faire la chasse au
   « vandalisme mural ». Aux États-Unis, nombre de graffiteurs
   croupissent en prison pour avoir été surpris en train de bomber au
   mauvais moment, au mauvais endroit ou avec la mauvaise couleur de
   peau.

   L'affaire du « sprayeur de Zurich » représente à cet égard un cas
   d'école : condamné en 1979 à neuf mois de prison et 206 000 francs
   suisses d'amende pour « dégradation de biens publics », Harald
   Naegeli recevait au même moment les honneurs des galeristes et la
   sollicitude de nombreux élus, notamment en Allemagne, où il s'était
   exilé. À présent, les visiteurs affluent dans les rues de Zurich à
   la recherche de ses œuvres, désormais placées sous protection du
   patrimoine. Absurde ? En apparence seulement. Car les deux
   stratégies – répression et marchandisation – tendent en réalité
   vers un seul et même objectif : sortir le graffiti de l'espace
   public. De ce point de vue, il faut bien reconnaître que la
   célébration du street art dans un pince-fesses « culturel » ou sur
   des palissades subventionnées se révèle nettement plus redoutable
   qu'une descente de police.

   Un mode d'expression aussi courtisé peut-il importuner le système ?
   Les graffiteurs, estime Jean Baudrillard, « font jouer
   l'architecture, mais sans briser la règle du jeu ». Si le «
   sprayeur de Zurich » définit son activité comme un « art militant »
   par excellence, il connaît cependant fort bien la différence entre
   graffiti et art. Elle tient notamment à la gêne spécifique – mais
   pas toujours dissuasive – qu'éprouve un graffiteur « reconnu »
   lorsqu'il répond à une commande et qu'il bombe où on lui dit de
   bomber : « Même si les œuvres réalisées dans le cadre d'une
   commande publique ne sont ni pires ni meilleures que celles
   réalisées dans et pour la rue, c'est tout de même un
   désenchantement assez atroce pour toute notre action. C'est une
   sorte de rachat par l'État, une manière de nous rendre inoffensifs.
   Je pense que le graffiti vit de l'autonomie. » On n'en dirait pas
   nécessairement autant de la peinture ou du cinéma. Tant qu'à parler
   d'art, certains graffiteurs, et non des plus modestes, préfèrent
   qualifier leurs œuvres de « crimes artistiques » (art crimes).

Du bon entretien des monuments

   Les monuments n'échappent pas à l'offensive du sniper. Ils portent
   témoignage du pouvoir et des possibilités dont celui-ci dispose
   pour matérialiser dans la pierre son point de vue sur un événement
   ou un personnage du passé. Les monuments n'incarnent pas la vérité
   historique, mais la prétention de leurs commanditaires à imposer
   leur vérité propre à leurs contemporains et aux générations
   futures. Parce qu'il doit conserver intacte la force de
   représentation de ces symboles, l'État alloue des sommes
   considérables à leur entretien.

   Le message ainsi dressé en place publique ne fait pourtant pas
   l'unanimité. Certains se demandent si « les monuments ne devraient
   pas être construits en double : l'un pour graver dans le marbre une
   lecture partiale et éventuellement erronée de l'histoire, l'autre
   pour permettre ultérieurement aux gens de compléter, corriger ou
   réfuter cette vision. Connaître l'histoire, c'est connaître la
   distance qui sépare l'histoire de ses représentations ».

   Le sniper est bien de cet avis. Pour marquer sa propre distance, il
   peut faire subir au monument toutes sortes d'outrages ou
   d'embellissements. Ici comme ailleurs, les moyens les plus simples
   ne sont pas les plus improductifs – du nez de clown sur la caboche
   d'un maréchal au drapeau noir flottant sur celle d'un empereur,
   manière d'occuper temporairement l'espace et de rallier à sa cause
   un illustre disparu. Sur la Marktplatz de Bonn, il était d'usage
   ainsi que chaque manifestation du « Bloc révolutionnaire » se
   conclût par la levée de l'étendard anarchiste sur l'effigie de
   Beethoven. En 1995, à Vérone, pour la fête annuelle de Rifondazione
   Communista, la statue équestre de Giuseppe Garibaldi reprit des
   couleurs en empoignant hardiment le drapeau rouge – au grand dam de
   la mairie, qui fit aussitôt donner la troupe pour retirer l'étoffe
   sacrilège (L'Arena, 15 septembre 1995).

   Le sniper n'étant pas sectaire, il n'exclut pas de se porter au
   secours d'un monument menacé de destruction. C'est ainsi que le «
   Bureau des mesures exceptionnelles » intervint en 1991, après la
   chute du Mur, pour sauver le Lénine de Friedrichshain, à Berlin-
   Est. Érigée en 1970, l'œuvre narguait les nouveaux maîtres de
   l'Allemagne du haut de ses 18 mètres de granit réal-socialiste,
   raison pour laquelle le Sénat avait ordonné en urgence sa
   démolition. Choqués par cette entreprise de basse vengeance, des
   riverains alliés au BME demandèrent grâce pour la statue et
   plaidèrent pour sa reconversion. Les artistes, firent-ils valoir,
   pourraient s'emparer du révolutionnaire russe pour le remodeler au
   fil des ans et ainsi lui donner une seconde vie. « Dans une dizaine
   d'années, une fois menée à bien la transformation du monument,
   celui-ci pourra être rendu à la nature. Le lierre et la vigne
   pourraient alors s'y épanouir, ne laissant que des souvenirs
   variables », expliquait le collectif. Lequel décida sur-le-champ de
   ceindre Lénine d'une écharpe sur laquelle on pouvait lire : « Pas
   de violence. »

       La « tolérance par la force »

       Fils du général Rommel, célèbre « héros » de la Wehrmacht,
       Manfred Rommel fut maire de Stuttgart de 1974 à 1996, soit
       durant vingt-deux ans sans interruption. Pour sa deuxième
       campagne électorale, ce tromblon de la CDU, qui prétendait
       incarner le libéralisme historique de la Souabe, avait opté
       pour ce slogan : « Manfred Rommel – La tolérance par la force.
       » Une nuit, la plupart des affiches où s'étalait cette formule
       martiale furent remplacées par une imitation. Même photo, même
       couleur, même typographie. Seul le slogan avait été légèrement
       modifié : « Manfred Rommel – L'arrogance du pouvoir. » Comme la
       nouvelle affiche ressemblait comme deux gouttes d'eau à
       l'ancienne, le staff de campagne du maire mit quelques jours
       avant de s'apercevoir du changement.

   Mais rien n'y fit. La ligne dure l'emporta et Vladimir Illitch
   Oulianov fut démembré. Par leur intransigeance, les autorités
   berlinoises démontrèrent en tout cas que les monuments n'avaient
   rien perdu de leur importance symbolique.

   Il n'est guère étonnant par conséquent que les monuments les plus
   explicitement politiques – dédiés à la nation, aux guerres ou aux
   exploits coloniaux – soient aussi les plus exposés à l'ironie du
   sniper. À titre d'exemple, on citera le correctif apporté au
   fronton du monument aux morts du cimetière de Bonn : l'inscription
   « À nos morts de toutes les guerres » y est devenue pour un temps «
   À tous les morts de nos guerres ». Plus direct, le groupe féministe
   Blood, Sweat and Teer (Sang, sueur et goudron) innova de son côté
   en couvrant de goudron et de plumes les soldats de pierre d'un
   monument nazi situé en plein centre de la ville de Marbach. Ce
   n'est donc pas toujours le texte qui compte. Badigeonner de rose ou
   de jaune fluo la tombe du soldat inconnu peut même produire un
   effet plus marquant que le rappel de la fameuse citation –
   rigoureusement exacte au demeurant – de Kurt Tucholsky : « Les
   soldats sont des assassins. »

DANS LE MEILLEUR DES MONDES DE LA PUB

   « Je bois du Jägermeister parce que mon dealer est en prison. »
   Cette fausse publicité dédiée à une célèbre marque de spiritueux
   parut en 1981 dans le premier numéro de Pardon, une revue satirique
   allemande (depuis rebaptisée Titanic). En Europe comme aux États-
   Unis, le subvertising – contraction des mots anglais advertisement
   (publicité) et subverting (subvertir) – constitue depuis longtemps
   une pratique fort appréciée, quoique non dépourvue de risques. Dans
   le cas de Pardon, elle a conduit un journal devant le tribunal et
   au bord de la liquidation. C'est qu'une publicité judicieusement
   détournée peut provoquer toutes sortes d'irritations, et pas
   seulement chez Jägermeister, dont la campagne mondiale pour le «
   schnaps » avait été ainsi accueillie dans l'Italie de 1977 : « Je
   bois du Jägermeister parce que Seveso est plein de dioxine. »

   Le subvertising vise à casser l'image d'un produit – qu'il soit
   commercial ou politique –, mais aussi, quand la pédagogie s'en
   mêle, à clarifier ses caractéristiques. Les marques les plus
   hégémoniques offrent à cet égard les meilleurs angles d'attaque,
   comme le « United Colors of Benetton », slogan mieux compréhensible
   une fois converti en « United Bullshit of Benetton ».
   L'éclaircissement permet au consommateur de sortir de sa passivité
   et de prêter attention au contenu idéologique des messages dont on
   l'abreuve. « Un nombre croissant d'artistes, de militants et
   d'écologistes veulent être des grains de sable dans la machine,
   afin de bloquer l'usine à images américaine », écrivait la revue
   Adbusters en 1994.

   Ce champ d'action présente néanmoins l'inconvénient d'être parfois
   labouré à tort et à travers. On y trouve de tout, du sabotage par
   l'humour à l'affirmation radicale, en passant par l'esprit
   missionnaire des écolo-bourgeois. Ces derniers se montrent
   particulièrement actifs aux États-Unis et en Australie, grâce aux
   nombreux réseaux tissés par Adbusters et le mouvement des
   Graffiteurs contre les promotions nocives (UGAUP), basé à Sydney.
   Pour déterminé qu'il soit, leur anticonsumérisme se limite trop
   souvent à prêcher une forme d'abstinence teintée d'hygiénisme (ne
   buvez pas, ne fumez pas, ne vous maquillez pas), au risque de
   réduire la critique du capitalisme à une ascèse individuelle. Le
   subvertising n'en constitue pas moins un outil précieux, propre à
   déjouer l'imposture publicitaire et les diktats de la consommation.
   Nul besoin de souscrire au néopuritanisme pour se l'approprier.

CONSOMMEZ MIEUX, MANGEZ VOS MAÎTRES

   On le sait, le système capitaliste est passé maître dans l'art
   d'incorporer à sa vitrine les contestations qu'il soulève. Il a
   donc réussi – ou presque – à faire passer la consommation pour une
   pratique ludique, créative, émancipatrice, voire rebelle. Bien que
   cette fourberie saute aux yeux, la consommation de masse reste
   encore et toujours le garant de l'ordre dominant. Capable d'exaucer
   les besoins, les désirs et les rêves d'un lendemain meilleur sous
   forme de marchandises immédiatement disponibles, et par là même de
   neutraliser toute aspiration révolutionnaire, elle fonctionne à la
   fois comme une force d'intégration et un facteur de paralysie. En
   Allemagne, durant l'après-guerre (le « miracle économique ») comme
   après la chute du Mur (la « première banane » achetée par
   l'Allemand de l'Est avec ses premiers Deutsche Marks), la
   consommation a joué un rôle essentiel pour la stabilité politique
   du pays. Même à gauche, elle ne cesse depuis soixante ans de
   mobiliser des trésors d'énergie et des hectolitres de salive, la
   gauche traditionnelle revendiquant le droit de tous à la
   consommation, tandis que la gauche « nouvelle » dénonce le
   caractère artificiel des prétendus besoins. Mais depuis toujours
   s'affirment aussi des courants politiques qui se refusent à choisir
   entre idéologie du renoncement et fétichisme de la marchandise.
   Ainsi de la tentative, née des mouvements sociaux, de construire
   des formes de vie alternatives et collectives, dans lesquelles se
   manifestent à la fois un désir d'épanouissement individuel et une
   critique concrète de la consommation de masse.

   À l'inverse des anticonsuméristes à la Adbusters, qui concentrent
   leur réprobation sur des produits spécifiques sans remettre en
   cause le système de production dans son ensemble, certains groupes
   rejettent radicalement ce dernier, sans pour autant condamner les
   friandises qu'il procure. Plutôt que de moraliser le consommateur à
   carte gold, ils préfèrent réquisitionner dans les supermarchés et
   redistribuer les victuailles aux laissés-pour-compte de la
   consommation. Inutile de prêcher les vertus de la décroissance au
   chômeur vivant de pâtes et d'eau fraîche : mieux vaut le régaler
   d'un festin prélevé sur les excès disponibles. C'est dans cet
   esprit que, durant les fêtes de Noël de 1994, un groupe de
   squatters de Tübingen accrocha à la façade de son immeuble cette
   recommandation en lettres lumineuses : « Achetez plus ! » Preuve
   que le message ne passa pas inaperçu, la filiale de la Deutsche
   Bank installée au rez-de-chaussée exigea sur le champ son retrait.

   Le vol, ou l'achat gratuit, est indéniablement la manière la plus
   directe de s'attaquer à la société de consommation. À la fois
   pratique politique et réponse à un besoin vital (du champagne au
   petit déjeuner !), il n'en fait pas moins l'objet d'âpres
   discussions dans les mouvances de gauche. Qui est en droit de
   voler, et qui peut-on voler ? Auchan ou l'épicier du coin ?
   Jusqu'où le larcin est-il politiquement correct, à partir de quand
   devient-il répréhensible ? Dans les années 1970, le groupe italien
   des Indiani Metropolitani apporta quelques éléments de réponse à
   ces questions en forgeant le concept d'« autoréduction », qui
   désigne le droit que l'on s'octroie à soi-même de réduire – parfois
   jusqu'à zéro – le prix d'un produit. Concept d'autant plus fécond
   qu'il s'appuyait sur une pratique populaire déjà ancienne et
   assidue. Mais, alors que les femmes de Rome ou de Naples
   s'évertuaient à corriger à la baisse les tarifs du loyer ou de
   l'électricité, les « Indiens de la ville » effectuaient plutôt des
   séjours gratuits dans les casinos et les grands restaurants.

   S'offrir un repas chaud dans un établissement hors de prix, ce mode
   d'action connut aussi son heure de gloire dans le quartier
   berlinois de Kreuzberg, à l'époque où celui-ci amorçait son
   processus d'embourgeoisement. La méthode l'emporta sur celle
   préconisée par les plus radicaux, consistant à bombarder lesdits
   établissements à coups d'excréments – une technique qui mériterait
   d'être approfondie dans un chapitre à part, intitulé « Éthique du
   renoncement protestant ».

   Mais la grande scène où se joue le spectacle de la consommation de
   masse, c'est bien sûr le centre commercial. Les chariots qui
   défilent en cadence entre les linéaires interminables et pleins à
   craquer, les marchandises placées et ordonnées conformément à la
   science du product placement et qui indiquent le chemin, les
   lumières blanches, la musique aigrelette qui se faufile comme un
   ver dans l'inconscient – tout le dispositif conçu pour déclencher
   le réflexe d'achat touche certes à son but, mais il produit aussi
   un autre effet, non pris en compte par la direction du supermarché
   : il nourrit la conscience du consommateur sur sa position sociale.
   Les achats qu'il peut se permettre opèrent de la même façon que les
   produits qu'il n'a pas les moyens d'acquérir : ils lui indiquent sa
   place sur l'échelle.

   Ce double visage de la consommation, les groupes anarchistes
   imaginatifs savent l'exploiter à leur avantage. Ils font irruption
   dans les temples de la marchandise, bouleversent les règles du
   marché, provoquent l'éclat de rire par lequel le client va se
   soustraire à l'injonction marchande « Achète-moi ! ».

   Le sabotage de la surconsommation ne fonctionne jamais aussi bien
   que lorsqu'il intègre les consommateurs à son jeu. Vider un camion
   de son chargement de sucreries et redistribuer le butin, ainsi que
   cela a été fait à Utrecht, permet assez sûrement de rallier la
   sympathie des gens. En Grande-Bretagne, le groupe anarchiste King
   Mob a affiné cette stratégie. Il faisait imprimer des affiches
   proclamant « Free shopping day » (Aujourd'hui, tout est gratuit) et
   les placardait régulièrement à l'entrée des grands magasins.
   L'affiche précisait que chaque consommateur pouvait embarquer un
   plein chariot de marchandises. Les vigiles et le personnel avaient
   alors fort à faire pour convaincre le client de passer à la caisse.
   Compte tenu de la difficulté à poursuivre pour vol des dizaines ou
   des centaines de consommateurs habituellement irréprochables, il
   n'y avait pas trop à craindre pour les intéressés. D'autant que ces
   derniers ne sont pas non plus tombés de la dernière pluie. À
   Toulouse, quand le personnel d'un supermarché se mit en grève sans
   préavis pour réclamer un salaire un peu moins maigre, des centaines
   de clients, insensibles aux appels désespérés lancés par la
   direction sur les haut-parleurs du magasin, saisirent l'opportunité
   pour exfiltrer leurs courses sans débourser un centime.

   L'une des actions les plus retentissantes de King Mob eut lieu à la
   veille de Noël, jour d'affluence maximale et de profits record pour
   la grande distribution. Déguisés en Pères Noël, les militants
   firent main basse sur un supermarché d'Oxford Street, à Londres, et
   entreprirent à toute vitesse de débarrasser les linéaires pour en
   distribuer le contenu aux enfants et à leurs parents. À charge pour
   les vigiles de zigzaguer entre les rayons en tentant d'arracher
   leurs cadeaux aux gamins qui braillaient. De nombreux clients aux
   bras couverts de paquets réussirent à s'échapper sans encombre.

   Mais ce n'est pas seulement en période de fêtes qu'un grand magasin
   se laisse métamorphoser en pays de cocagne. Dans la ville
   néerlandaise de Nijmegen, à la suite de l'annonce d'une baisse de
   salaires dans un centre commercial, un groupe de trouble-fête a
   fait irruption dans les lieux, s'est emparé du micro et a diffusé
   la bonne nouvelle : « Chers clients, pendant une heure, tous vos
   achats seront gratuits ! » Plus astucieuse encore, la combinaison
   du plaisir d'offrir et des performances de la sécurité, comme dans
   ce tract distribué dans un supermarché de Francfort : « Chers
   clients, afin de mettre à l'essai notre nouveau système antivol,
   nous vous prions de bien vouloir passer par les caisses sans payer.
   »

   Le contrôle de plus en plus tatillon qui pèse sur les consommateurs
   et l'exclusion qui en découle pour les plus pauvres représentent
   assurément une cible idéale. À Cologne, en 1995, des sans-logis qui
   venaient d'être expulsés de leur bout de trottoir par les videurs
   d'un magasin firent preuve d'à-propos : après avoir réussi à se
   procurer des vêtements impeccables, cravate comprise, ils revinrent
   sur les lieux pour prêter main-forte aux vigiles. Interpellant les
   badauds en train de faire du lèche-vitrine, ils leur expliquèrent
   poliment mais fermement que le stationnement sur ce tronçon de
   trottoir n'était autorisé qu'aux clients du magasin. Succès
   garanti.

   Dans le même esprit, le groupe américain Black Mask mit en scène un
   spectacle vivant dans un supermarché de New York. Déguisés en
   vigiles, caissiers, chefs de rayon, clients, etc., les comédiens
   créèrent une telle confusion que plus personne ne savait qui était
   qui. Des marchandises furent renversées, distribuées, volées.
   Alertée, la police rafla surtout des clients innocents.

   Les actions les plus irritantes sont évidemment celles qui bafouent
   de plein fouet l'ordre capitaliste. En août 1967, une quinzaine de
   Yippies new-yorkais postés dans la tribune de la Bourse de Wall
   Street jetèrent une pluie de dollars dans la salle des cotations,
   provoquant un début d'émeute parmi les golden boys. « Balancer des
   dollars dans une Bourse, écrit Jerry Rubin, c'est de la pure
   information. Pas besoin d'explication. Cela en dit plus long qu'un
   millier de tracts et d'essais anticapitalistes. »

   Cependant que la gratuité malmène les dogmes de la société de
   consommation, d'autres actions existent qui visent plutôt à
   dévaluer le produit ou à le rendre inutilisable. Dans un de ses
   romans, Julio Cortazar évoque un groupe de militants sud-américains
   exilés à Paris qui remettent en circulation des paquets de
   cigarettes neufs, dont ils ont préalablement remplacé le contenu
   par des mégots et des bouts de papier. « Si les gens ne peuvent
   plus se fier aux simples objets qu'ils achètent, alors ils ne
   croiront plus du tout aux histoires qu'on leur raconte », observe
   le romancier.

   Dans les supermarchés, on croise fréquemment ces chalands indécis
   qui, tel le Petit Poucet, marquent leur parcours dans les rayons en
   redéposant plus loin les articles qu'ils ont piochés. Les «
   surréalistes de la consommation » se sont inspirés de ce
   comportement. Le déplacement aléatoire de produits, ils le
   pratiquent à des fins esthétiques, sans prendre en considération la
   surcharge de travail ainsi infligée au personnel. Pour que le
   dérangement en vaille la peine, il est préférable de déplacer les
   marchandises de manière plus réfléchie. Des ailes de poulet
   surgelées d'où surgissent les jambes d'une poupée Barbie, des
   spaghettis en sauce étalés sur le présentoir à poissons, un
   préservatif enroulé sur un concombre, des cafards morts qui
   veillent sur le riz Uncle Ben's – autant de rencontres qui font du
   shopping une expérience mémorable. Le produit s'éloigne de l'image
   que lui associe la publicité, le consommateur l'appréhende d'un œil
   nouveau, plus attentif et plus lucide.

   De telles actions, justifiées dans une société de l'opulence,
   paraissent en revanche moins appropriées dans les pays pauvres.
   Pour les groupes qui militent en Amérique latine, par exemple, la
   critique de la consommation n'a de sens que si elle porte une
   revendication sociale explicite, en particulier le droit de la
   population à une vie décente. Attaquer le culte de la marchandise,
   c'est d'abord agir pour que ceux qui en sont exclus mangent à leur
   faim. Dans les années 1980, les guérilleros péruviens de Tupac
   Amaru exigeaient ainsi des victuailles destinées aux quartiers
   pauvres comme rançon pour leurs enlèvements.

   À l'inverse, la critique de la consommation peut aussi s'articuler
   avec des objectifs très éloignés des préoccupations locales. En
   avril 1968, Andreas Baader et Gudrun Ensslin, futurs fondateurs de
   la Fraction armée rouge (RAF), tentèrent de mettre le feu à deux
   supermarchés de Francfort en vue d'attirer l'attention de l'opinion
   sur la guerre du Vietnam. Dans leur esprit, il s'agissait de
   démontrer que les ruines fumantes d'un grand magasin
   déclencheraient plus de colère que la destruction par les flammes
   de milliers de villages vietnamiens. On peut se demander toutefois
   si le discours moralisateur implicitement véhiculé par une telle
   action – « Pendant que tu remplis ton chariot, il y a des gens qui
   meurent sous les bombes » – a des chances d'être entendu.
   Aujourd'hui, en tout cas, face à la tyrannie de la consommation, le
   briquet à incendie compte nettement moins d'adeptes que le sabotage
   habile ou l'autoréduction à des fins de partage.

       Munich voyage gratis

       En juillet 1992, quelques jours avant l'ouverture du sommet de
       Munich réunissant les sept pays les plus riches du monde, la
       régie des transports publics de la ville annonça aux usagers
       que la U-Bahn (métro) et la S-Bahn (RER) seraient gratuites
       durant toute la période du sommet. Raison invoquée, les «
       difficultés de circulation » que faisait craindre le raout des
       grands de ce monde. La bonne nouvelle, diffusée aux voyageurs
       sous forme d'un bulletin officiel, s'accompagnait d'une
       déclaration du maire de Munich, Georg Kronawitter, assurant
       que, en dépit des sommes exorbitantes dépensées pour
       l'organisation du G7 (40 millions de Deutsche Marks) et la
       rénovation de la suite hôtelière affectée au président George
       H. Bush (300 000 Deutsche Marks), l'intérêt du citoyen
       l'emportait sur les considérations budgétaires. La réaction ne
       se fit pas attendre : « Sottise ! s'exclama la porte-parole de
       la régie, nos clients devront bien sûr continuer de s'acquitter
       de leurs titres de transport. » Malgré ce démenti énergique, de
       nombreux voyageurs jugèrent préférable de s'en tenir à
       l'annonce initiale. Plus d'un contrôleur renonça à coller une
       amende au fraudeur qui lui expliquait, tract à la main : « Vous
       voyez bien, c'est à cause du sommet ! »

   La communication-guérilla ne consiste pas à prêcher dans le désert,
   mais à énoncer une proposition amorale : foule aux pieds les lois
   du commerce, sois anarchique, prends ce qui te plaît et non ce que
   tu peux acheter. Comme disaient les Yippies : fais-le !

CONFUSION DES GENRES ET SUBVERSION VESTIMENTAIRE

   Les hommes qui se déguisent en femmes disposent depuis longtemps
   d'une place reconnue dans les cafés-théâtres et les manifestations
   festives. Mais Zaza a beau porter une jupe et siroter son thé en
   minaudant, nul n'ignore que c'est un homme. Que ce soit dans une
   publicité pour une marque de confiture ou un spectacle de
   travestis, chacun sait que la poitrine est fausse et qu'un slip
   serré atténue le renflement situé à l'endroit stratégique. Tant que
   le travesti se produit sur scène ou dans un club hétérosexuel, le
   soupçon quant à sa probable homosexualité concourt avantageusement
   à l'exotisme du personnage. L'identité du spectateur n'est pas
   remise en cause, et il se peut fort bien que tel employé modèle,
   qui s'encanaille le soir à un show de drag-queens, daubera le
   lendemain sur son collègue de bureau « pédé ».

   Au cinéma, le mâle en jupons est une figure comique indémodable. Le
   scénariste veille là aussi à ne pas trop semer le trouble derrière
   la rétine du spectateur. Il fera donc en sorte qu'à la fin du film
   le jeu de la confusion des genres se dénoue dans une apothéose
   d'hétérosexualité, comme dans Tootsie, où l'homme affublé en femme
   ravit le cœur de sa belle une fois son identité rétablie. Certains
   l'aiment chaud, de Billy Wilder, constitue à cet égard une
   exception. Quand le millionnaire découvre que la mâchoire carrée de
   sa chérie n'est pas le fruit du hasard, loin de s'en offusquer, il
   lui rétorque avec amour que « personne n'est parfait ».

   Dans ses formes convenues, où chacun retrouve tôt ou tard sa place
   dans l'ordre « naturel » des choses, l'inversion des rôles sexuels
   contribue donc à renforcer les stéréotypes plutôt qu'à les
   bousculer. Mais l'affaire se complique avec la prostitution. Ici,
   on n'a pas affaire seulement à l'hétérosexuel masculin en quête
   d'un frisson tarifé avec un travesti, mais aussi au drag-queen
   convoitant le mâle hétérosexuel qui le prend pour une femme. Pour
   le client, cette zone grise du tabou moral recouvre une altérité
   secrètement enfouie dans son existence « normale ». Quel que soit
   le vécu de son expérience, il restera confiné dans l'angle mort de
   sa vie de tous les jours, ce qui ne va pas l'inciter à réfléchir
   plus avant sur sa masculinité.

   C'est surtout dans le contexte gay et lesbien que le rapport aux
   codes vestimentaires et comportementaux du sexe opposé soulève des
   remises en question. Le jeu avec les stéréotypes, non comme
   spectacle, mais comme pratique quotidienne, prend ici une tout
   autre dimension. S'y forgent des modes de représentation pas
   toujours respectueux des bonnes manières hétérosexuelles.

   « Boys will be girls and girls will be boys. » Puisque ce n'est pas
   la biologie qui fixe la norme féminine pour la femme et la norme
   masculine pour l'homme, puisque les genres en tant que catégories
   sociales n'existent que dans la grammaire culturelle, pourquoi
   chacun ne choisirait-il pas son sexe selon son envie, son humeur ou
   son intérêt ?

   Mais l'appartenance sexuelle n'est pas qu'une étiquette aléatoire
   que chacun pourrait arracher à sa guise, c'est un élément clé de
   l'ordre social, imposé par une contrainte constante. Peu d'aspects
   de la vie en société échappent au conditionnement par le sexe :
   répartition des tâches domestiques et professionnelles, inégalité
   des salaires, rôle dans la famille, affirmation de soi au sein du
   groupe, conception et exercice de la responsabilité, prise de
   pouvoir, perte de pouvoir, etc. Le rôle structurant de
   l'appartenance sexuelle apparaît déjà dans l'insistance avec
   laquelle celle-ci est régulièrement remise sur le tapis, et cela
   dans toutes les couches de la société. Le système fiscal allemand
   avantage les parents ayant peu d'enfants et sanctionne tous ceux
   qui s'écartent du modèle. Pas une fête de mariage qui ne fonctionne
   comme une célébration du rôle assigné aux deux sexes, même et
   surtout lorsque ses protagonistes se piquent de moderniser le
   rituel. L'appartenance sexuelle est un facteur d'ordre, et pour
   cette raison bien sûr elle se prête les bras ouverts aux attaques
   de la communication-guérilla.

   Les champs d'intervention sont innombrables : le monde du travail,
   l'éducation des enfants, l'orientation sexuelle, les marqueurs
   extérieurs, dont le langage corporel et l'habillement…

   Le cross-dressing (habillement croisé), qui consiste à porter les
   vêtements associés au sexe opposé, est une figure obligée de
   l'industrie de la mode. Depuis Marlène Dietrich, dont l'érotisme
   devait beaucoup à ses pantalons d'homme, une femme peut amplifier à
   loisir son potentiel de séduction en jouant du contraste entre des
   habits masculins et des accessoires féminins (rouge à lèvres,
   coiffure, gestuelle). Inversement, la mode masculine est imprégnée
   d'éléments féminins, comme les couleurs pastel, les cheveux longs,
   l'usage du parfum et des bijoux. Les hommes hésitent encore
   toutefois à s'approprier la jupe et la robe.

   Mais le succès du cross-dressing, cantonné aux milieux plutôt
   aisés, ne se traduit pas par une tolérance plus grande envers les
   pratiques sexuelles non conformes aux codes de l'hétérosexualité.
   Ce n'est pas un hasard si les gays et les lesbiennes sont plus
   exposés que la moyenne aux exactions des fachos. La répartition des
   tâches en fonction des sexes le prouve autant que l'opprobre visant
   les personnes qui se soustraient à la norme : l'appartenance
   sexuelle n'est pas une affaire privée, mais une catégorie
   politique. La figure du couple hétérosexuel et tout ce qui va avec
   – progéniture à une ou deux têtes, division des rôles et du
   travail, sexisme – font partie du socle de l'ordre dominant. Mais
   cette évidence n'est vraiment soumise à débat qu'au sein des
   mouvances gay et lesbienne, lesquelles ne s'accordent pas toujours
   sur la dimension politique du cross-dressing. Dans les
   manifestations queer et les gay pride, le cross-dressing représente
   certes un moyen important de chahuter les stéréotypes sexuels.
   Mais, lorsque, en 1991, un porte-parole de la Queer Nation se
   présenta pour la première fois aux élections municipales de
   Chicago, les hétérosexuels ne furent pas les seuls à faire la
   grimace. Le candidat Joan Jett Black ne fit pas campagne en tant
   qu'« homme », ni pour s'émouvoir à grands effets de manche de la
   répression subie par les homosexuels : c'est en s'assumant comme
   drag-queen qu'il se présenta aux électeurs et multiplia les
   excentricités. Son slogan de campagne, « Putting camp into the
   campaign » (le mot camp signifiant « déviant » ou « kitsch »),
   reçut un accueil glacial dans les revues gays et lesbiennes.
   L'opinion prévalait que les outrances de Joan Jett Black manquaient
   de sérieux et discréditaient les revendications de la base.

   Il est à souligner que le cross-dressing compte nettement plus
   d'adeptes chez les hommes que chez les femmes. Cela s'explique sans
   doute par la place centrale qu'occupe la féminité dans le discours
   dominant sur les sexes, l'homme étant confondu, dans les esprits
   comme dans le vocabulaire, avec l'être humain en général. L'homme
   peut singer la femme en lui empruntant ses attributs les plus
   stéréotypés (maquillage, jupe, déhanchement), la réciproque en
   revanche est plus compliquée. Pour la femme, porter les vêtements
   du sexe opposé ne suffit pas, puisque la pratique est devenue
   courante. Il lui faudra donc se défaire en prime de toutes les
   apparences de la féminité et adopter des comportements considérés
   comme masculins. Même ainsi, l'image donnée ne sera pas celle d'un
   homme, mais celle d'une femme peu attractive, à ranger dans la
   sous-catégorie du « garçon manqué ».

       La rééducation des poupées Barbie

       En novembre 1993, comme chaque année à la veille de Noël, le
       fabricant de jouets Mattel inonde le marché américain de
       poupées Barbie et de leur pendant masculin, GI Joe. Cette fois,
       les figurines en plastique peuvent même parler. « I want to go
       shopping » (Je veux faire du shopping), minaude Teen Talk
       Barbie, tandis que son partenaire gronde « Dead men tell no
       lies » (Les morts ne mentent pas) et « Fire ! Fire ! Fire ! »
       (Feu ! Feu ! Feu !). Le soir de Noël, la célébration de ce
       couple magique est perturbée par une sinistre nouvelle. Dans
       une vidéo envoyée à plusieurs chaînes de télévision, le Front
       de libération des Barbie (BLO) relaie les protestations de
       millions de poupées écœurées par la bêtise des phrases qu'on
       les force à débiter. Il annonce avoir « libéré » trois cents
       échantillons et reprogrammé leur module phonique avec des
       phrases plus amusantes. GI Joe réclame à présent un câlin,
       tandis que Barbie profère un chapelet de menaces belliqueuses.
       Ainsi rééduquées, les poupées auraient ensuite été
       réintroduites dans les rayons des magasins aux quatre coins du
       pays. Les médias se passionnent pour l'affaire. Des
       spécialistes pointent le rôle des jouets dans le
       conditionnement sexiste des bambins. Dans les journaux
       télévisés, on exhibe des enfants tombés à Noël sur une poupée
       reprogrammée. Les auteurs des Simpson s'en mêlent, qui
       intègrent la Barbie nouvelle version dans un de leurs épisodes.
       Détail troublant, le fabricant ne recevra aucune réclamation.
       Il faut croire que les gamins s'accommodent sans difficulté
       d'un GI Joe efféminé et d'une Barbie en mode racaille.

   Malgré toutes ces embûches, le cross-dressing constitue un élément
   non négligeable de la communication-guérilla, dans la mesure où il
   remet en question les présupposés de l'identité sexuelle – non
   seulement pour le public, mais aussi pour ses propres partisans.

BRACONNAGE TEXTUEL DANS LA JUNGLE DES IMAGES

   James T. Kirk, capitaine du vaisseau USS Enterprise, le plus jeune
   et le plus brave des commandants de la galaxie, fait face à un
   problème épineux : il s'est échoué sur une planète déserte en
   compagnie de son fidèle second, Spock, lequel est atteint de fièvre
   copulatoire, une maladie spécifique aux Vulcaniens. S'il n'obtient
   pas la satisfaction immédiate de ses besoins sexuels, Spock mourra
   dans d'atroces souffrances. Pour sauver son ami, Kirk n'a d'autre
   choix que de lui prêter main-forte. « Et dire que personne ne me
   force », soupire-t-il au moment de passer à l'acte. Mais Spock se
   rebiffe : bien que sensible à la solidarité que lui témoigne son
   capitaine, il y voit une intrusion insupportable dans sa sphère
   privée. Après d'âpres discussions, le malade finit néanmoins par
   entendre raison. « Le soulagement inondait son corps tandis que
   Kirk le prenait dans sa main sans oser le regarder. Ils comprirent
   à cet instant que l'affaire était bien engagée. » Spock retrouve la
   santé et les deux hommes repartent vers de nouvelles aventures.
   Mais alors que Kirk est en proie à des rêves sexuels qui reviennent
   le hanter chaque nuit, l'analyse de son sperme par Spock incite ce
   dernier à lui exprimer enfin ses sentiments (« fascinant, capitaine
   »).

   Créée au début des années 1970, la slash fiction consiste à
   détourner des héros de cinéma, de télévision ou de bande dessinée
   et à leur prêter des aventures loufoques, souvent teintées
   d'homosexualité plus ou moins torride. C'est ainsi que des fans de
   Star Trek, se fondant sur un soupçon partagé par des millions de
   téléspectateurs, imaginèrent que l'affection entre Kirk et Spock
   n'était pas de nature exclusivement platonique. Le texte qui en
   résulta trouva un large écho auprès des aficionados de la série.

   Phénomène typiquement américain, la slash fiction s'est propagée en
   même temps que la pop culture et les séries télévisées, par le
   biais notamment des fans-clubs et des fanzines. Le fan est souvent
   considéré comme un consommateur compulsif et sans cervelle qui ne
   fait pas la différence entre fiction et réalité. Le succès du slash
   est venu contredire ce point de vue : il suggère que les séries
   télévisées recèlent un potentiel de subversion auquel les fans sont
   peut-être plus immédiatement réceptifs que le commun des mortels.

   Pour autant, les premières œuvres des « braconniers textuels »
   (textual poachers) ne firent pas que des heureux parmi les
   amateurs, certains protestant avec véhémence contre les outrages
   subis par leurs héros. Ces débats se poursuivent encore
   aujourd'hui, preuve que le slash a touché un point sensible,
   mettant en jeu les modes de consommation de produits culturels et
   les processus d'identification.

   La virulence de certaines réactions se comprend mieux quand on sait
   que le slash est consommé et rédigé surtout par des femmes. Les
   braconniers sont en fait des braconnières : en s'appropriant les
   standards masculins de la littérature de gare, elles trouvent un
   exutoire à leurs fantasmes en même temps qu'une façon joyeuse de
   rendre aux hommes la monnaie de leur pièce. Il s'agit certes de
   pornographie, puisque les scènes de sexe explicites y abondent.
   Mais c'est une pornographie non dénuée d'utopie, dans la mesure où
   elle s'attaque aux représentations sexistes et réactionnaires
   propres au monde des comics et des séries télévisées. Les scènes «
   hard » n'y interdisent pas la tendresse et la sensibilité, bien au
   contraire. À preuve, cet extrait d'un recyclage de Starsky et
   Hutch, dans lequel les deux policiers savourent le moment de
   détente consécutif au coït : « Des bras souples et soyeux
   l'enlaçaient. Hutch ouvrit les yeux et regarda la lumière du soleil
   se refléter dans l'eau. Chaleur solaire contre lui, sous lui… Ils
   s'embrassèrent avant de prononcer la moindre parole. » Sur un mode
   à la fois provocant et voluptueux, les braconnières cassent les
   canons de l'héroïsme viril et proposent une alternative aux formes
   convenues et répressives de l'identité sexuelle. Il est toujours
   délicat d'évaluer l'impact qu'un sabotage de ce genre peut produire
   sur le lecteur moyen. Mais ce qui est certain, c'est que le slash a
   ouvert un espace favorable aux interprétations dissidentes. En
   cela, il méritait bien une place au tableau de la communication-
   guérilla.

THÉÂTRE INVISIBLE, HAPPENING ET OCCUPATION DE L'ESPACE PUBLIC

   Le théâtre invisible et le happening sont deux formes
   d'intervention politique qui transforment la rue en scène de jeu.
   Elles empruntent toutes deux à l'art théâtral, mais alors que l'une
   se produit à l'insu du public, l'autre s'affiche ouvertement et en
   assumant tous les attributs du genre (masques, costumes,
   accessoires). Dans les deux cas, il s'agit de reprendre
   l'initiative contre la privatisation de l'espace public.

   C'est dans les années 1960 que le happening s'érigea en alternative
   au rituel guindé des grandes manifestations politiques. Des groupes
   comme l'Internationale situationniste, l'Action subversive de
   Munich ou les Yippies le pratiquèrent à l'envi et sous toutes ses
   formes – sit-in, blocages, actions de sabotage, etc. Dans les
   années 1970, le concept se propagea aux autonomes italiens avant
   d'irriguer la « guérilla farceuse » (Spassguerilla) du mouvement
   berlinois de 1981.

   Dérivé du théâtre expérimental, le happening entend comme lui
   dépasser les formes vermoulues de l'ordre établi. Mais, alors que
   l'art, ou le théâtre, conçoit ce dépassement dans un sens
   métaphysique ou existentialiste (Bataille, Artaud, Beuys,
   Nietzsche), il s'agit pour le happening de prendre le discours
   hégémonique à bras-le-corps, au besoin de manière illégale. La
   critique qui s'y exprime n'est pas tendre avec la libéralité
   bourgeoise. Au prétendu « débat démocratique » qui s'épanche dans
   les clous autorisés, le happening oppose une représentation féroce
   et souvent drôle des conflits sociaux. Le temps d'un spectacle,
   l'opportunité se présente d'inverser les rôles entre acteurs et
   public, de lever les barrières entre prise de parole et écoute
   passive. La grammaire culturelle est culbutée, autorisant une
   confrontation sardonique avec le pouvoir.

   L'analyse politique importe moins ici que l'appui sur le terrain.
   Pour ouvrir des possibilités de subversion en pleine rue, le
   happening impose d'occuper et de défendre un espace socialement
   pertinent – quartier, université, squat, etc. – en se débarrassant
   de toute organisation bureaucratique et autoritaire. Entre
   l'analyse et le happening, il y a la différence qui sépare un jet
   d'œufs et un entartage : l'œuf explosant sur le crâne chauve d'un
   ministre est démonstratif, la tarte à la crème dégoulinant sur le
   visage du même est comique. Dans un certain contexte, cette
   dernière méthode peut déployer un vaste potentiel politique.

   Qui ou quoi décide du succès d'un happening ? Est-ce le
   retentissement qu'il produit, le nombre de personnes qu'il intègre
   à son dispositif, le bon déroulement des opérations ? Dans la
   mesure où son bilan se laisse difficilement quantifier, la valeur
   politique de ce genre d'action est souvent sujette à controverse.
   Mais le happening agit sur un champ symbolique, et l'évaluer en
   termes de résultats serait donc une erreur.

   Pour s'assurer qu'une action symbolique a politiquement du sens et
   qu'elle ne sert pas qu'à satisfaire le narcissisme de ses acteurs,
   il faut examiner les circonstances dans lesquelles elle se déroule,
   ainsi que la qualité de la prestation offerte. Une certaine
   ambivalence à cet égard n'est pas nécessairement contre-indiquée,
   ainsi qu'en témoigne le cas des Yippies américains. En bons élèves
   de Marshall McLuhan, ces derniers considéraient que la résonance
   médiatique était plus importante que le message lui-même. Lorsque
   le 21 octobre 1967, à l'issue d'une manifestation de 100 000
   personnes contre la guerre du Vietnam, Abbie Hoffman et ses
   complices menacèrent d'exorciser le Pentagone puis de le faire
   léviter, le propos politique – promouvoir une « révolution dans les
   têtes » psychédélique et un tantinet fumeuse – présentait moins
   d'intérêt que sa mise en scène : un happening humoristique qui fit
   rire des milliers de manifestants et des millions de
   téléspectateurs.

   La « guérilla farceuse » de Berlin, elle, se moquait éperdument des
   symboles. Sa « stratégie de l'affirmation » prétendait à des
   actions plus directes. Un jour, des militants déguisés en
   supporters de la droite chrétienne (l'un en culotte de peau à la
   mode bavaroise, un autre portant un pin's de Helmut Kohl à la
   boutonnière) firent irruption dans une réunion publique pour
   réclamer du sénateur chargé de l'urbanisme, Heinrich Lummer, des
   mesures radicales contre les squatters et les manifestations. La
   réponse rassurante qu'ils reçurent démontra le penchant du sénateur
   pour l'extrême droite, ce qui était précisément l'objectif
   recherché.

   Peu de temps après, l'inauguration d'une exposition sur la Prusse
   au Martin-Gropius Bau – l'un des édifices les plus prestigieux de
   Berlin – fut perturbée par un groupe d'individus au visage cagoulé,
   mais au corps intégralement nu. Ce happening avait pour but
   d'annoncer la tenue prochaine du « congrès de Tuwat », un
   rassemblement d'autonomes visant à faire échec aux expulsions de
   squats ordonnées par la mairie (« Tuwat » est la prononciation
   populaire de Tu was, « Fais quelque chose »). À la même période, un
   groupe baptisé « Initiative pour l'amitié germano-américaine »
   appela à une grande manifestation de soutien au secrétaire d'État
   américain Alexander Haig, à l'occasion de sa visite officielle à
   Berlin. Après de longues discussions au sein de la mouvance
   autonome, l'idée fut finalement abandonnée. La « guérilla farceuse
   » se consola de cet échec en donnant un spectacle dans les rames du
   métro berlinois : de fausses femmes de ménage s'attaquaient à coups
   de balai et de serpillière à de faux « terroristes » en tenue de
   squatters. Un bon moyen d'engager la discussion avec les passagers
   au sujet des relations entre travailleurs et « fainéants criminels
   », pour reprendre l'appellation qui fleurissait alors dans les
   médias.

   La « guérilla farceuse » se considérait comme une émanation directe
   du mouvement des squatters de 1981 et récusait toute filiation avec
   Mai 68. Ses militants s'appuyaient sur la conviction, liée à la
   culture punk, qu'ils n'avaient rien à perdre (« No future ») et que
   le salut passait par l'autonomie collective plutôt que par l'idéal
   révolutionnaire. Toutefois, si l'on considère leurs happenings, une
   certaine continuité apparaît bel et bien entre le mouvement de 1968
   et les nouvelles formes de radicalité des années 1980.

COMMENT GÂCHER UN RALLYE ÉTUDIANT

   Chaque année, dans la nuit du 1er mai, la ville allemande de
   Tübingen est le théâtre d'un étrange rituel : les confréries
   étudiantes chantent l'arrivée du printemps. Les membres de ces
   fraternités masculines et réactionnaires héritées du XIXe siècle se
   rassemblent le soir dans leurs quartiers d'Österberg. Après la
   consommation protocolaire de quelques pintes de bière, les petits
   singes savants sortent pour une procession au flambeau qui les
   conduit au pied de la cathédrale, sur la place du marché située au
   cœur de la ville. Leur accoutrement, vaguement drapé à la mode
   antique, défie le ridicule par sa capuche en couleurs, son écharpe
   brodée ceinte autour du poitrail et ses petits cônes de tissu
   bariolé accrochés au niveau de la braguette. Tassés en rangs
   d'oignon devant la cathédrale, les costumés entonnent trois
   chansons : l'une en latin pour célébrer les joies de la vie
   estudiantine, la deuxième pour saluer le mois de mai et la
   troisième pour commémorer la révolution bourgeoise ratée de 1848.

   Mais ils ont beau brailler, leur chant est à peine audible. Car le
   rituel resterait inachevé sans la présence bruyante des gauchistes
   et des observateurs goguenards, qui se retrouvent chaque année à la
   même heure et au même endroit pour chahuter la chorale – par des
   quolibets bien sentis, en tapant sur des casseroles ou en
   claironnant l'Internationale. La tradition n'interdit pas les
   escarmouches, mais, depuis le milieu des années 1980, un
   déploiement policier massif empêche toute confrontation physique.
   Les forces de l'ordre dressent une frontière épaisse entre les deux
   camps, de sorte que même les œufs pourris apportés par les
   gauchistes trouvent rarement leur cible. Le face-à-face a néanmoins
   gardé son caractère conflictuel, ce qui explique sa notoriété dans
   tout le pays. Depuis quelque temps, on voit même des équipes de
   télévision débarquer sur les lieux, dans l'espoir de capturer
   quelques images spectaculaires.

   La chorégraphie de cet événement incombe en principe aux confréries
   étudiantes et à la police. Ce sont elles, les protagonistes du
   rituel. En face, les protestataires sont relégués au rôle de
   figurants : même s'ils font un boucan de tous les diables, ils se
   résignent de fait à laisser les positions stratégiques sous
   contrôle des guignols en toge et de leurs protecteurs en uniforme.
   Mais, en 1995, le scénario se déroula de façon un peu différente.

   Aujourd'hui encore, l'identité des trouble-fête est l'objet de
   toutes sortes de spéculations. Ce dont on est sûr, c'est qu'un
   tract fit son apparition à l'université de Tübingen quelques jours
   avant les festivités. Signé d'une organisation étudiante de droite,
   le texte annonçait un « grand concours » à l'occasion du 1er mai :
   les participants étaient appelés à dépouiller les confréries du
   plus grand nombre possible d'écharpes et de capuches et à les
   rapporter aux organisateurs. Un prix devait récompenser l'heureux
   gagnant. Malgré les chaleureuses félicitations que lui valut cette
   initiative, l'organisation signataire du tract marqua ses distances
   et affirma n'y être pour rien.

   D'autres plaisantins vinrent se mêler à l'affaire. Une affiche
   apparut ainsi sur les murs de l'université, annonçant une « soirée
   débat » le 1er mai entre un professeur libéral, Walter Jens, et un
   juriste conservateur, le comte de Vitzthum. Apparemment organisée
   par l'Union des étudiants allemands, la table ronde avait pour
   thème : « Les soldats allemands, assassins et violeurs ? Une
   discussion littéraire sous l'égide de la république lettrée de
   Tübingen et de la culture spirituelle et juridique allemande
   (Weimar/Buchenwald) ». Mais, à l'heure dite, le public trouva porte
   close.

   Peu avant minuit, la tension était palpable sur la place du marché.
   Pétards et invectives fusaient de tous côtés. Soudain, un « oh » de
   surprise parcourut la foule : au moment où la grappe étudiante
   s'apprêtait à pousser la chansonnette, des diapositives projetées
   depuis l'autre bout de la place illuminèrent la façade de la
   cathédrale. Un air de piano puissamment sonorisé – du Chopin – fit
   vibrer l'air tiède du printemps tandis que tous les regards se
   fixaient sur l'écran improvisé. Les images défilèrent. Un groupe de
   gymnastes raides et disciplinés. L'ex-nazi et patron des patrons
   Hans-Martin Schleyer (malheureusement décédé) en train de faire un
   discours. Des criminels de guerre nazis. Un message apparut : « Les
   confréries sont une tradition. Leur fin aussi. » Puis, sur le mur à
   côté, juste au-dessus des étudiants abasourdis, s'éclaira l'image
   d'un bourreau au sourire sadique qui leur brandissait une corde
   sous le nez. Nouveau message, signé du comité d'aide sociale de la
   mairie : « Nous sommes là pour vous aider. Parlez avec nous. »
   Éclats de rire dans la foule. Plus personne ne prêta attention aux
   malheureux étudiants accrochés à leurs flambeaux.

   Fin de la projection. Les confréries tentèrent de se ressaisir et
   de donner de la voix, comme si rien ne s'était passé, mais à peine
   avaient-elles pris leur respiration que la mystérieuse sono déroula
   sur la place une lourde nappe de synthétiseur : Conquest of
   Paradise, de Vangelis. L'hymne choisi par le champion de boxe
   allemand Henry Maske pour marquer son entrée sur le ring. La
   musique est pompeuse, pathétique, à la limite du supportable – ce
   soir, compte tenu du contexte, elle paraissait carrément
   fascistoïde. Au même moment, l'image d'une guillotine apparut sur
   la cathédrale, accompagnée du slogan : « Le progrès par la
   technique. »

   Mais ce n'était pas fini. Voici que, surgi d'on ne sait où, un
   groupe de douze gaillards totalement nus fit irruption devant le
   portail de la cathédrale, à proximité des étudiants bouche bée, et
   entama une danse grotesque. Les uns agitaient les bras comme pour
   saluer l'assistance, les autres brandissaient des pancartes sur
   lesquelles on pouvait lire « Réconciliez-vous ! », « Jésus nous
   aime tous ». La police tenta de les éconduire, mais les apôtres
   étaient déchaînés, et nulle force sur Terre ne pouvait les
   maîtriser. Les étudiants avaient définitivement perdu leur envie de
   chanter. Les plus furibards, perdant toute contenance, se mirent à
   enjamber les barrières pour en découdre avec l'ennemi, mais la
   police les retint par la capuche. D'autres rirent bêtement ou
   fredonnèrent la mélodie de Vangelis.

   Les douze nudistes, en hommes de main dévoués du Seigneur,
   s'affairèrent alors à distribuer des tracts apostoliques aux forces
   de l'ordre et aux confréries. Puis ils se retirèrent en toute
   majesté. La police sécurisa leur retraite tandis qu'ils
   franchissaient les barrières et rejoignaient la foule rassemblée de
   l'autre côté de la place, qui les ovationna. Fin de l'épisode
   chrétien, le diaporama pouvait alors reprendre.

   Mais minuit avait sonné depuis un bail et la coupe était pleine
   pour la chorale, qui déserta piteusement le terrain. En un clin
   d'œil, la police leva les barrières et se dispersa à son tour. La
   foule prit possession de toute la place. D'une rue attenante monta
   alors le son d'un rythme techno. Dans un nuage de fumée rose, un
   camion s'avança, suivi d'un cortège de silhouettes bondissantes. Le
   convoi se fraya un chemin à travers la foule, qui s'engouffra à sa
   suite dans la rue piétonne et jusqu'au « Sudhaus », où le comité
   d'aide sociale organisa une rave-party nocturne. Comble d'ironie,
   la mairie comptait sur cette fête pour offrir un exutoire aux
   jeunes contestataires et contribuer ainsi au bon déroulement de la
   soirée. L'initiative devait profiter aux confréries, elle sonna le
   glas de leur déroute.

   Pour un soir, l'autocélébration d'une poignée d'étudiants arriérés
   a donc donné lieu à un happening mobilisant tous les ressorts du
   genre – projection d'images, performance artistique, son, musique.
   Pour mener à bien ce sabotage, il a fallu prendre au pied de la
   lettre le slogan du « progrès par la technique » et se procurer du
   matériel dernier cri : vidéoprojecteur piloté par ordinateur,
   baffles puissantes et discrètement aménagées, projecteur lumineux
   braqué sur les missionnaires nudistes. L'exploit réalisé par ces
   derniers démontre cependant qu'un happening réussi requiert bien
   autre chose que de la technique : de la ruse, de l'imagination, une
   préparation minutieuse, une maîtrise parfaite du « timing », une
   connaissance approfondie des lieux. Et, surtout, une bonne dose de
   courage. Il en fallait pour sautiller religieusement et dans le
   plus simple appareil sous le nez de la police, des étudiants et du
   public. Plus d'un autonome aguerri s'est dégonflé devant une telle
   gageure.

   L'un des effets les plus tangibles de cette mise en scène, c'est la
   confusion qu'elle a introduite au sein d'un dispositif pourtant
   bien huilé. À la passe d'armes rituelle s'est substitué un désordre
   hilarant. Des « confrères » se sont mis à rire de leur propre
   embarras, des spectateurs venus les admirer ont applaudi les
   gêneurs, des gauchistes animés d'intentions peu amicales avaient le
   sourire aux lèvres.

   Le rire de la foule s'explique en partie sans doute par son rejet
   des confréries étudiantes, ainsi que par le plaisir du spectacle.
   S'y ajoute un autre facteur, peut-être plus décisif : le contraste
   extrême entre deux formes de masculinité. D'un côté, le corps
   compact et uniforme de la chorale estudiantine, au sein duquel le
   visage le plus poupin prend une expression menaçante, la panoplie
   antiémeute de la police, avec ses épaules rembourrées, ses
   matraques et ses bottes, la rigidité, l'intimidation, les jambes
   écartées. De l'autre, des hurluberlus à poil qui font les
   imbéciles. Jamais ces derniers n'ont été aussi beaux que ce soir-
   là. Ils incarnaient une ironie vitale devant laquelle les chanteurs
   à capuche et leurs anges gardiens ne faisaient pas le poids. Le
   plus drôle, c'est qu'aujourd'hui encore certains habitants de
   Tübingen restent persuadés d'avoir vu à l'œuvre une secte
   chrétienne fanatique.

RESTEZ CACHÉS ! THÉÂTRE INVISIBLE ET PRATIQUE POLITIQUE

   Théâtre et politique ont souvent eu partie liée. Dans sa version
   agit-prop, l'imbrication de l'un et de l'autre sert à énoncer un
   message didactique dépourvu de toute ambiguïté. Sous sa forme plus
   implicite, qui a les faveurs de la communication-guérilla, elle
   vise plutôt à se dissoudre dans une situation et à libérer la
   charge corrosive que celle-ci renferme. Elle peut aussi avoir pour
   but de rendre poreuses les frontières entre public et intervenants,
   comme c'est le cas dans le « théâtre de l'opprimé ». Développé dans
   ce qu'on appelait autrefois le tiers monde, ce théâtre-là milite
   pour l'émancipation sans rien emprunter à la posture péremptoire du
   maître d'école. Le temps d'une représentation, il démontre de
   manière pratique qu'il n'est pas impossible de faire vivre un
   espace « meilleur » où personne ne domine et où chacun dispose des
   mêmes droits. Le dramaturge brésilien Augusto Boal, l'un des
   fondateurs de cette méthode, l'a résumée ainsi en 1978 : « Le
   théâtre de l'opprimé veut rendre l'oppression visible. »

   La méthode consiste par exemple à jouer plusieurs fois la même
   scène et à y incorporer au fur et à mesure les corrections
   proposées par le public. Cette forme d'interactivité permet de
   penser et de surmonter les rapports de domination propres à la
   scène. Les comédiens interprètent des « vrais » rôles, comme dans
   le théâtre classique, mais en donnant la possibilité au spectateur
   de se jeter dans la mêlée. L'objet passif se voit invité à devenir
   sujet agissant. À lui de décider s'il veut ou non saisir cette
   chance.

   Le théâtre invisible pousse cette logique encore plus loin. Ici, le
   public s'investit de plain-pied dans une représentation dont il
   ignore la dimension théâtrale. Jeu et réalité se confondent pour
   permettre une participation maximale. Les militants qui recourent à
   cette technique ne poursuivent pas nécessairement les mêmes
   objectifs que le « théâtre de l'opprimé ». Ce qui compte, pour eux,
   c'est de créer des situations susceptibles de surprendre et
   d'impulser un processus de réflexion, que ce soit à propos de
   l'oppression ou de tout autre sujet d'actualité. Les acteurs ne
   jouent donc pas un rôle écrit à l'avance, ils amorcent l'action en
   attendant que les spectateurs fassent le reste.

   Se déployant dans l'espace public, le théâtre invisible peut y
   construire sa propre pièce, comme il peut intervenir dans la pièce
   d'autrui et la réinterpréter à sa façon. Cette dernière démarche
   convient parfaitement aux événements officiels – meetings,
   commémorations, fêtes de patronage (cf. « Monsieur le Ministre
   parle au peuple »). En pareil cas, et à l'opposé de ce qui se trame
   dans une situation montée de toutes pièces, il n'est pas
   indispensable d'adopter des comportements « réalistes », c'est-à-
   dire conformes aux règles de la grammaire culturelle. Les acteurs
   peuvent même jouer des rôles contraires à ce que tout le monde
   attend ou à ce que laisse supposer leur apparence. L'effet ainsi
   obtenu relève de ce que la psychologie appelle une intervention
   paradoxale. Exemple : au lieu de jeter des œufs ou des cailloux sur
   le ministre, les perturbateurs l'applaudissent follement. Comme
   rien ne l'a préparé à recevoir un tel accueil de la part d'un
   groupe de zonards et de punks hirsutes, le ministre se méfie, et il
   se pourrait bien que la sécurité rapplique dare-dare pour expulser
   ces gens – simplement parce qu'ils ont applaudi.

   Dans le théâtre invisible, les formes ne s'adossent pas au jeu
   théâtral classique, mais au répertoire du happening et de l'action
   artistique. Les acteurs démasquent, exagèrent, provoquent,
   dérangent, transmettent des émotions, déclenchent des irritations,
   soulèvent toutes sortes de réactions ciblées. Comme c'est le monde
   réel qui brosse le décor, il est impératif d'y paraître à sa place,
   et non d'y camper comme sur une scène de théâtre. L'action ou la
   représentation ne doit pas – ou, en tout cas, pas immédiatement –
   être perçue comme telle par l'assistance. Dès que celle-ci flaire
   le canular, l'affaire est pliée. Néanmoins, dans certains cas, il
   peut se révéler utile qu'une partie des acteurs tombe le masque :
   les autres, toujours « infiltrés », pourront alors engager une
   discussion fructueuse avec le reste du public sur leur rapport au
   jeu, au faux-semblant, à la provocation.

   En tout état de cause, quand le théâtre invisible cherche à
   confronter les gens à une remise en cause de leurs vérités
   acquises, il a besoin d'une régie, c'est-à-dire d'une anticipation
   des problèmes. Même si les réactions des spectateurs-participants
   restent toujours imprévisibles, il est souhaitable de réfléchir par
   avance aux processus qui peuvent se mettre en branle et à la
   manière d'y faire face. Quitte à sonner l'alarme, autant s'assurer
   qu'elle sera entendue. Ne surtout pas se dire que les gens, quoi
   qu'il arrive, se comporteront comme on voudrait qu'ils se
   comportent.

   Plus important que tout : les acteurs doivent se préparer à sauver
   les meubles dans l'hypothèse où le public réagirait « mal ». Par
   exemple, si la situation créée joue sur des mécanismes d'oppression
   et que personne n'y trouve à redire, il appartient aux acteurs
   d'activer eux-mêmes les ressources de résistance. Sans quoi
   l'action risque non de remettre en cause l'oppression, mais de la
   consolider.

« ENTARTEZ LES POMPEUX CORNICHONS ! »

   Le film muet en a fait la démonstration : une tarte à la crème
   balancée à la figure du fâcheux ne rate jamais son effet. On a beau
   avoir vu le gag mille fois, on ne s'en lasse pas. Le lancer de
   tarte possède la propriété miraculeuse de transformer le dignitaire
   le plus suintant de suffisance – le patron moustachu qui moleste
   Charlie Chaplin, par exemple – en personnage comique, et cela en un
   clin d'œil. La baudruche se dégonfle en même temps que la crème lui
   dégouline du visage. Des maîtres du slapstick comme Laurel et Hardy
   ont érigé le procédé au rang de performance artistique : avec eux,
   l'entartage ne se limite jamais à l'acte lui-même. Son potentiel ne
   s'épanouit pleinement que lorsque Oliver Hardy, dans un geste de
   résignation stoïque, essuie la chantilly qui lui barbouille les
   yeux, tandis que Stan Laurel le regarde d'un air entendu – la
   fameuse mimique du « Je te l'avais bien dit » – avant de ponctuer
   l'incident d'un hochement de tête appuyé. Ce qui a le don de
   déclencher chez son camarade une gigantesque éruption de colère.

       Voyageur au noir

       Une station de tramway quelque part dans Berlin. La rame
       arrive. Un jeune Noir monte à bord et prend place à côté d'une
       dame plus âgée. Celle-ci fait la grimace et rouspète qu'il
       pourrait s'asseoir ailleurs. Le genre de réaction raciste qu'un
       pays industrieux comme l'Allemagne fabrique en quantité. Les
       autres voyageurs paraissent réprobateurs, amusés, curieux ou
       juste indifférents, mais personne ne dit mot. Les seuls bruits
       qu'on entend viennent d'un groupe de jeunes assis au fond du
       bus, qui flirtent, discutent et se disputent.

       Trois ou quatre stations plus loin, un contrôleur fait son
       entrée. La dame fouille dans son sac, extrait son ticket et
       jette un regard narquois sur son voisin. Manifestement, elle le
       soupçonne d'être un fraudeur. Le contrôleur est affairé plus
       loin, mais déjà elle brandit fièrement son ticket, comme s'il
       s'agissait d'un certificat de noblesse. Brusquement, son voisin
       lui chipe son bout de papier, le roule en boule, le fourre dans
       sa bouche et l'avale. La dame est dans tous ses états et, quand
       le contrôleur lui demande son titre de transport, elle
       bafouille : « Le nègre, là, il vient juste de le manger ! »
       Imperturbable, son voisin présente sa carte d'abonnement
       mensuel. Le contrôleur secoue la tête en grommelant : « Jamais
       entendu une excuse aussi idiote ! »

       Cette scène est issue du film de Pepe Danquart, intitulé
       Voyageur au noir, qui a reçu l'Oscar du meilleur court-métrage
       en 1994. Il n'est ni le premier ni le dernier à raconter cette
       histoire, qui circule en maints endroits et sous diverses
       formes. C'est une « légende urbaine », une fable moderne dont
       le cousin d'une amie assure avoir été témoin dans quelque
       métropole européenne. Et c'est très bien ainsi.

Plaisir d'offrir

   On a longtemps cru que le lancer de tarte à la crème appartenait à
   l'époque révolue du muet, mais, dans les années 1970, il fallut se
   rendre à l'évidence : la ficelle que l'on pensait définitivement
   usée faisait son retour sur les planches. Un frisson de peur
   s'empara des élites. La crainte de se voir immortalisé à la tribune
   avec le visage cochonné de crème incita plus d'un dirigeant à
   annuler un discours ou une apparition publique.

   Aux États-Unis, le mouvement des entarteurs trouva son maître en la
   personne d'Aaron Kay. En 1976, à l'occasion des fêtes commémorant
   le bicentenaire du pays, cet orfèvre de l'attentat pâtissier,
   membre des Yippies, accéda à la notoriété en écrasant une tarte à
   la crème de café sur la figure du sénateur Patrick Moynihan,
   ambassadeur des États-Unis à l'ONU et, surtout, proche
   collaborateur du président Nixon. Le personnage était réputé pour
   son racisme sans complexe à l'égard des Noirs. Son entartage, qui
   s'adressait aussi, selon Kaye, à la « politique étrangère des
   services secrets américains », eut un retentissement planétaire. La
   tarte de Moynihan fut davantage commentée dans les médias que
   l'ensemble des manifestations de rue organisées dans le monde cette
   année-là. Enhardi par ce triomphe, le Yippie Pie Man (l'homme-
   gâteau yippie) mit les bouchées doubles. Parmi ses victimes, on
   dénombre l'essayiste reaganien William F. Buckley, le « pape de
   l'underground » Andy Warhol, le maire de New York Abe Beame, deux
   anciens chefs de la CIA et plusieurs personnalités impliquées dans
   l'affaire du Watergate. De ces messieurs, les tartes ne salirent
   pas seulement le veston et l'amour-propre, mais aussi, et surtout,
   le « capital image ». Elles contribuèrent notamment à virer de son
   poste le maire de New York et à écarter de la course présidentielle
   de 1980 le candidat soi-disant « progressiste » Jerry Brown.

   À son tableau de chasse, Aaron Kay accrocha une autre pièce de
   choix. Phyllis Schlafly, républicaine bigote et viscéralement
   antiféministe, avait mené une campagne acharnée (et malheureusement
   victorieuse) contre un projet de loi visant à garantir l'égalité
   des droits entre hommes et femmes (Equal Rights Amendment). C'est
   donc en bonne justice qu'en 1977, au moment de recevoir le « prix
   de la Liberté féminine » (sic) dans le cadre voluptueux de l'hôtel
   Waldorf-Astoria de New York, Phyllis Schlafly fut la cible du
   terrorisme pâtissier. Le lendemain, la photo de la dame en train de
   racler la crème sur son visage s'étalait dans tous les quotidiens
   du pays. La cérémonie elle-même était à peine évoquée.
   Curieusement, la télévision ignora l'incident. Selon une rumeur
   insistante, les directions des chaînes auraient convenu de ne
   diffuser aucune image d'entartage, par solidarité avec un
   journaliste de NBC entarté quelques semaines plus tôt. Mais ce
   boycott ne dissuada pas l'entarteur de se présenter par la suite
   aux élections municipales de New York. Son slogan de campagne – «
   Votez Kay et flanquez une tarte aux autorités » – résumait bien le
   programme proposé aux électeurs : « Travailleurs, entartez vos
   patrons, jeunes, entartez vos professeurs, locataires, entartez vos
   proprios ! » Depuis la guerre du Vietnam, aucune méthode de
   protestation n'avait suscité un engouement aussi vif.

   Preuve qu'il n'était pas sectaire, Kay colla aussi une tarte dans
   la figure de Timothy Leary, le gourou du psychédélisme et du LSD.
   Et s'il ne manqua que d'un cheveu Ronald Reagan et Billy Carter (le
   frère de Jimmy), il toucha plusieurs fois dans le mille le
   télévangéliste « Holy Harvey » Baldwin, manière plutôt douce de
   venger le militant gay que celui-ci avait poignardé quelques années
   plus tôt.

« Bonne méthode pour s'en sortir à moindres frais ! »

   La persévérance individuelle d'un Aaron Kay ne doit pas faire
   oublier cependant que les entartages les plus réussis sont des
   œuvres collectives. Exemple : les performances crémières des «
   groucho-marxistes » de Vancouver, au Canada, et de la «
   Revolutionnary 3 Stooges Brigade » (R3SB) de Dayton (Ohio), aux
   États-Unis. Les « travaux pâtissiers » (pie jobs) réalisés par ces
   deux groupes n'auraient pas été pensables sans l'assistance d'une
   équipe dévouée.

   Fin 1977, les élites canadiennes étaient aux abois : tout dirigeant
   passant par Vancouver devait s'attendre à recevoir à tout moment un
   gommage facial à base de pâte et de crème. La psychose était telle
   que, un jour, le leader de l'opposition, Joe Clark, croyant faire
   de l'humour, plaida publiquement pour une « tarte conservatrice » :
   il la reçut aussitôt en plein nez, avec les compliments de la « New
   Questioning Coyote Brigade ». On arrêta quelqu'un, que l'on
   relâcha, car aucune plainte n'avait été déposée. Parmi les victimes
   des entarteurs canadiens, on compte aussi Eldridge Cleaver, un
   ancien Black Panther devenu mormon et reaganien, José Delgado,
   inventeur des implants électroniques dans les cerveaux, deux
   ministres du gouvernement Trudeau ainsi qu'une longue liste d'élus
   et de patrons. Chaque tarte à la crème (opportunément remplacée,
   dans le cas de Delgado, par un flan de cervelle de bœuf)
   s'accompagnait d'un communiqué de presse revendiquant l'action au
   nom des groucho-marxistes.

   Contrairement à la presse états-unienne, qui considérait les tartes
   volantes avec une certaine indulgence, les journaux canadiens
   s'indignèrent. Selon eux, le gouvernement faisait montre d'un
   laxisme coupable. Un éditorialiste soupira : « Pendant qu'ailleurs
   des terroristes fanatiques détournent des avions, chez nous des
   lâches lancent des tartes. […] Bonne méthode pour s'en sortir à
   moindres frais ! »

   À la différence de leurs collègues canadiens, les membres de la «
   Revolutionary 3 Stooges Brigade » s'attaquaient surtout à des
   gloires locales – un dirigeant de la centrale électrique de Dayton,
   par exemple, ou un policier du commando d'élite SWAT. « Il s'agit
   typiquement d'assassinats pâtissiers à valeur locale, sans aucune
   signification nationale, expliqua le collectif en 1983 au bulletin
   d'informations indépendantes Blacklisted News. Dans la vie
   quotidienne, les salopards qui sévissent localement jouent souvent
   un rôle plus important que telle ou telle célébrité abstraite. Les
   gens sont fous de joie quand le type qui a augmenté leur facture
   d'électricité se reçoit une tarte dans la figure. » Le dirigeant de
   la centrale ayant démenti avoir subi un tel outrage, la « brigade »
   fit ce commentaire goguenard : « Tout est possible. Mais si ce type
   ne s'est rendu compte de rien, il va se balader toute sa vie avec
   de la crème plein le visage. »

Les entartés contre-attaquent

   La facilité avec laquelle les entarteurs commettent leurs forfaits
   puis se sauvent dans la nature incita le journal anarchiste
   canadien Open Road à déclarer, le 4 novembre 1977, l'ouverture
   d'une « semaine internationale du lancer de tarte ». Les commandos
   pâtissiers n'ont pourtant pas toujours la vie facile. Il s'en
   fallut de peu, par exemple, que Roy Rogers, le roi des cow-boys, ne
   massacrât à coups de poing l'homme qui l'avait souillé de
   chantilly, et qui n'eut la vie sauve que grâce à l'intervention de
   témoins. Il est vrai qu'il avait réussi là où des centaines de
   tueurs de westerns avaient échoué avant lui : atteindre Roy Rogers
   entre les deux yeux. « Je lui aurais bien enfoncé un hamburger dans
   la gorge », plastronna ensuite le héros du Far West.

   D'autres ont eu moins de chance. Au cours de l'été 1973, un
   rédacteur de la revue underground Fifth Estate, Pat Haley,
   blasphème le dieu des baba cool en entartant le Maharaj-Ji. La
   tarte enrobée de fleurs s'écrase sur la bouche du grand sage
   indien. Ses disciples voient rouge. Deux d'entre eux débarquent au
   domicile du mécréant et lui font voir le nirvana à coups de
   marteau. Pat Haley en sera quitte pour un traumatisme crânien.

   En 1978, un inconnu plante une tarte à la crème dans la figure de
   Frank Rizzo, maire de Philadelphie et ancien chef de la police
   locale. « Ratzo », mécontent de se voir ridiculisé au beau milieu
   d'un discours prônant l'ordre et la sécurité, ordonne à ses
   gorilles de tabasser le plaisantin sous les yeux du public. Il lui
   rend ensuite visite à l'hôpital, où il le menace de rétorsions plus
   sévères au cas où l'affaire sortirait dans la presse. Elle ne sera
   jamais divulguée publiquement.

Une noix de chantilly sur la censure

   La première tarte « politique » de l'histoire pâtissière fut lancée
   le 14 mai 1970 par Tom Forcade, l'argentier des Yippies qui
   finançait le mouvement par un trafic de drogues douces. Forcade
   dirigeait également le petit syndicat de la presse underground. À
   ce titre, il fut convié à Washington pour répondre aux questions de
   la « commission présidentielle sur l'obscénité et la pornographie
   », mise en place par le président Lyndon B. Johnson. L'audition est
   tendue. Déguisé en prêtre, Forcade donne lecture aux membres de la
   commission de quelques extraits de journaux alternatifs poursuivis
   pour pornographie. Puis il leur lance : « Cassez-vous, vous et
   votre censure ! » Avant de prendre congé, il place une tarte à la
   crème sur le nez d'une éminence, un dénommé Otto N. Larson. La
   photo de l'attaque paraîtra le lendemain à la « une » du Daily News
   et dans la plupart des autres quotidiens du pays.

   Sept ans plus tard, le maire républicain de Cleveland, Ralph Kerk,
   lance une croisade contre « la pornographie et l'immoralité », un
   sac à horreurs dans lequel il range aussi bien Playboy que le
   haschich ou la prostitution. Le jour de l'inauguration du local de
   campagne destiné à sa réélection, une militante yippie, Sue Kuklik,
   se rend sur les lieux et bombarde la figure du maire d'une
   magnifique tarte aux fraises et à la rhubarbe. Emmenée au
   commissariat, elle se verra offrir un café par les agents ainsi
   qu'une invitation à ressortir par la porte de derrière – Cleveland
   est de tradition une ville démocrate. L'entartage du maire,
   explique Sue Kuklik, visait à dénoncer sa « guerre moralisatrice et
   hypocrite contre la pornographie » ainsi que son « refus constant
   de prendre en compte les intérêts des pauvres ». Ralph Kerk
   connaîtra d'ailleurs une défaite cinglante aux élections.

   Les foudres pâtissières frappèrent aussi un cardinal homophobe de
   Minneapolis. Un militant gay (affilié à un groupuscule dont la
   devise était « Câlin et révolution ») vint lui présenter ses
   respects lors d'un banquet de bienfaisance puis, s'étant assuré que
   le photographe du journal local immortalisait la scène, il lui
   administra sa pénitence sous forme d'un fondant au chocolat.

   Le gouverneur de l'Ohio ne fut pas épargné. En 1970, James Rhodes
   avait envoyé la garde nationale sur le campus de l'université de
   Kent pour réprimer dans le sang une manifestation anti-guerre.
   Quatre étudiants périrent sous les balles. Rhodes perdit les
   élections quelques jours plus tard et se fit oublier pendant quatre
   ans, pour mieux resurgir en 1974 et reconquérir son fauteuil de
   gouverneur. Une tarte à la banane le cueillit en plein visage alors
   qu'il inaugurait une commémoration. On raconte que des coups de
   klaxon et des cris de joie retentirent dans tout l'Ohio à l'annonce
   de la nouvelle. Rhodes obtint l'arrestation de l'entarteur et tenta
   de le faire condamner pour coups et blessures. La veille du procès,
   devant les chaînes de télévision locales, le prévenu se prêta alors
   à une étrange expérience : des amis lui projetèrent vingt-six
   tartes à la figure et firent constater par huissier que la cible se
   portait bien. Preuve était faite qu'une pluie de pâte et de crème,
   pas plus que le ridicule, ne tue pas. Les juges prononcèrent un
   non-lieu.

Crème et châtiment

   La pratique de l'entartage a mis quelque temps à se répandre en
   Europe. Certes, chez nous aussi, les représentants du pouvoir se
   prenaient des friandises dans la figure, à l'instar du Premier
   ministre hollandais Ruud Lubbers, arrosé de légumes plus très frais
   en reconnaissance de sa politique étrangère, ou du chancelier
   allemand Helmut Kohl, dont la paire de lunettes se ressentit d'un
   jet d'œufs bien ajusté. Mais les tartes à la crème, dont les
   Européens sont pourtant traditionnellement friands, entraient
   rarement dans la composition du menu. Seuls les Britanniques firent
   – comme à leur habitude – exception à la règle. En 1977, au cours
   d'un discours prononcé à l'université de Leeds, une tarte aux
   pommes éclaboussa Michael Heseltine, homme d'affaires richissime et
   membre influent du Parti conservateur. Quelques années plus tard,
   c'est le prince Charles qui encaissa une tarte dans sa royale
   figure au cours d'un déplacement à Manchester. Même tarif, même
   punition sucrée pour l'ancien ministre Tony Benn, porte-flambeau de
   l'aile « radicale » au sein du Parti travailliste : en 1982, un
   pudding crémeux lui explosa aux oreilles alors qu'il discourait sur
   le « droit au travail » devant un parterre de syndicalistes
   gallois. Profitant des quelques précieuses secondes durant
   lesquelles sa victime restait figée de stupeur, l'entarteur parvint
   à s'emparer du micro et à s'écrier : « Va te faire voir avec ton
   droit du travail ! » Il fut ensuite jeté de la tribune et remis à
   la police, qui le relâcha sans tarder.

   Le Belge Noël Godin reste un cas à part. Si le lancer de tarte à la
   crème a conquis l'Europe, ou du moins sa partie francophone, au
   point que ses élites tremblent rien qu'en passant devant la vitrine
   d'un pâtissier, c'est à lui – et à ses nombreux complices – qu'elle
   le doit. La romancière infatuée Marguerite Duras inaugure le bal en
   1969. Sous la tarte qui lui dégouline du visage figure un carton
   sur lequel est écrit : « Avec les compliments de Georges le
   Gloupier » – un pseudonyme forgé en référence au cri de guerre qui
   ponctue chaque offensive de Godin (« Gloup ! Gloup ! »). Mais c'est
   Bernard-Henri Lévy qui, à partir de 1985, et bien malgré lui, va
   propulser l'entartage au rang des Beaux-Arts. Victime du Gloupier à
   six reprises en quinze ans, le pseudo-philosophe restera
   probablement dans les manuels d'histoire comme l'homme le plus
   entarté de tous les temps. Peut-être y laissera-t-il aussi une
   trace pour son allergie brutale à la crème pâtissière. Dans une
   séquence qui continue de faire les délices des internautes, on voit
   en effet le penseur constellé de chantilly donner un coup de poing
   à son assaillant puis vociférer : « Lève-toi ou je t'écrase la
   gueule à coups de talon ! » Preuve, là encore, que l'entartage est
   un sport à risques.

   Durant ses années fastes (de 1985 jusqu'au début des années 2000),
   le Gloupier – ou tout membre de son équipe endossant ce pseudonyme
   – aura rangé à son palmarès la fine fleur des « pompeux cornichons
   », ainsi qu'il les appelle : des journalistes de cour (Jean-Pierre
   Elkabbach, PPDA…), des vedettes de variété (Patrick Bruel, Doc
   Gynéco…), des ministres (Philippe Douste-Blazy, Jean-Pierre
   Chevènement…). Et même Bill Gates, cueilli à Bruxelles un soir de
   janvier 1998 alors qu'il sortait d'une limousine. En quelques
   secondes, Godin et ses complices réussirent à déposer quatre tartes
   sur les joues de l'homme le plus riche du monde. Un an auparavant,
   ils s'étaient fait la main sur Nicolas Sarkozy, entarté à quatre
   reprises lors d'une séance de dédicace au Palais des congrès de
   Bruxelles. La tornade pâtissière, s'engouffrant entre les mailles
   du dispositif de sécurité, incita le futur président de la
   République française à se carapater dans l'ascenseur, puis à
   s'enfermer dans les toilettes.

   Si Godin a fait de nombreux émules, c'est en partie parce qu'il
   sélectionnait habilement ses cibles. « Je ne veux pas m'abandonner
   au plaisir confortable de la sensation, dit-il. Pour chaque
   victime, il faut trouver une motivation plausible. Je vois mes
   tartes comme un équivalent des lettres d'insultes que les dadaïstes
   envoyaient aux célébrités inutiles. »

   Plus involontairement, l'entarteur belge est aussi à l'origine
   d'une jurisprudence malheureuse : sa condamnation, en 2002, à 800
   euros d'amende pour « violences volontaires avec préméditation »,
   commises tarte à la main sur la sensible personne de Jean-Pierre
   Chevènement. Le tribunal n'a donc pas retenu la démonstration
   scientifique, évoquée plus haut, prouvant qu'un entartage ne fait
   violence qu'à l'amour-propre, ou à l'amour de soi, lequel est
   parfois enflé chez les grands de ce monde. Alourdie en appel, puis
   par la Cour de cassation, la condamnation du Gloupier lui coûtera,
   frais de justice compris, plus de 7 000 euros au total. C'est la
   tarte à la crème la plus chère du monde. Échaudé par ce jugement,
   Noël Godin a un peu freiné, depuis, la cadence de ses attentats
   pâtissiers.

   Le conseil qu'il donne, pour les entartages de demain, c'est de les
   préparer minutieusement et de réunir une équipe d'au moins quatre
   personnes pour les exécuter. Toujours prévoir un deuxième, voire un
   troisième lanceur de tarte, au cas où le premier ferait défaut, ou
   dans l'hypothèse, amplement vérifiée par Bill Gates et Nicolas
   Sarkozy, que trois (ou quatre) tartes valent mieux qu'une. Penser
   aussi au poste stratégique : l'enregistrement vidéo. BHL ne
   l'ignore pas, les images d'une célébrité entartée sont parfois plus
   durables que ses œuvres. « Il est important de ne pas jeter la
   tarte, mais de la placer, ajoute le professeur en entartologie. Et
   inutile de chercher longuement un moyen de s'enfuir, au pire il
   faut accepter l'idée de se faire taper par les types de la
   sécurité. Par ailleurs, il est formellement interdit de répliquer
   quand la victime s'en prend physiquement à vous. La seule arme
   autorisée, c'est la tarte, et la meilleure qui soit, de préférence
   achetée le jour même dans une petite pâtisserie du coin. La
   qualité, c'est essentiel. Après tout, quand ça foire, c'est nous
   qui mangeons les gâteaux. »

POLLUER L'IMAGE DE L'ENNEMI

   La pollution de l'image est une pratique qui repose sur le fake, le
   détournement, la tricherie et autres techniques – maintenant
   familières au lecteur – de la communication subversive. Elle peut
   s'appuyer aussi sur un message explicitement militant. Polluer
   l'image d'une personne, d'un groupe, d'un parti, d'une ville ou
   d'un pays, c'est amocher sa réputation de manière durable, c'est
   aussi rendre justice à tous ceux au détriment desquels cette image
   a été construite et exploitée. La démarche prend tout son sens
   quand elle emmène avec elle des tierces personnes (consommateurs,
   vacanciers, jurés, etc.) dont le comportement est plus ou moins
   orienté par l'image de la « victime ».

   Le procédé repose en quelque sorte sur une inversion du principe de
   la représentation bourgeoise : au lieu des représentants «
   légitimes », ce sont des groupes illégitimes qui prennent en charge
   la représentation de la majorité. Les fauteurs de troubles espèrent
   que leur mauvais comportement va entacher l'ensemble du groupe dans
   lequel ils se sont glissés – les « étudiants », par exemple, ou les
   « vacanciers ». Cette stratégie du ver dans le fruit impose de se
   servir de sa propre image, qu'il faut souhaiter la plus détestable
   possible. Il suffit pour cela d'agir exactement comme les médias le
   souhaitent – les casseurs cassent, les anarchistes sèment
   l'anarchie, les dealers dealent de la drogue. On instrumentalise
   les médias, non pour s'attirer leurs faveurs, mais pour qu'ils
   pataugent de plus belle dans leurs lieux communs. On comprend
   comment cela fonctionne en observant les actions qui ont eu lieu à
   Berlin et à Amsterdam pour protester contre la candidature de ces
   deux villes aux jeux Olympiques. Les arguments avancés contre le
   coût pharaonique, les projets urbanistiques délirants, la
   destruction de quartiers entiers ou encore – dans le cas de Berlin
   – le choix inapproprié de la ville d'accueil au regard de son
   histoire, ces arguments ont certes été entendus, mais jamais pris
   en compte. Alors que la stratégie de la pollution, elle, a
   pleinement prouvé son efficacité. Au passage, elle a fait verser
   quelques sceaux de sueur froide aux politiques, aux médias et aux
   membres du Comité international olympique (CIO). Voici comment.

Nœuds Olympiques

   De nos jours, quand une ville se porte candidate à l'organisation
   des JO, elle s'en remet à des agences de communication pour
   envoûter les habitants, mais aussi les bonzes du CIO. À Amsterdam
   (1984-1986) comme à Berlin (1992-1993), des comités « NOlympiques »
   se mirent donc en place pour contrecarrer cette propagande et
   ternir autant que possible l'image de leur ville auprès des médias
   et des instances internationales. L'image étant au cœur de la danse
   du ventre effectuée par les édiles et leurs fondés de pouvoir, une
   telle action promettait de faire mal.

Amsterdam

   À Amsterdam, candidate aux Jeux d'été de 1992, le mouvement anti-JO
   devait son impact médiatique à un tout petit groupe de militants.
   La clé de leur stratégie consistait d'abord à copier les méthodes
   de leurs adversaires. Apprenant que le comité de promotion avait
   offert un magnétoscope à chacun des membres du CIO, accompagné
   d'une cassette vidéo louant les charmes de la ville, les
   protestataires envoient aux mêmes un film montrant Amsterdam sous
   un jour un peu moins rieur : chantiers, vols, crottes de chien,
   désordre, surconsommation de haschisch… Quelques jours plus tard,
   chaque membre du CIO reçoit un sachet de marijuana agrémenté d'un
   faux courrier du maire d'Amsterdam : « Après les diamants d'Afrique
   du Sud, nous sommes fiers de vous offrir de quoi égayer un peu
   votre esprit. Le Comité olympique néerlandais tient à vous faire
   découvrir cette spécialité emblématique d'Amsterdam, dans l'espoir
   de contribuer à votre appréciation positive de notre candidature.
   Notre production est disponible dans plus de cinq cents points de
   vente légaux répartis dans toute la ville. Ne prêtez pas attention
   à ceux qui exploitent les caractéristiques mal comprises de cette
   culture afin de nuire à notre image et à l'esprit olympique. »

   Les initiatives se multiplient. Au cours d'une croisière sur les
   canaux d'Amsterdam, une éminente délégation de fédérations
   sportives internationales reçoit sur la tête une cargaison d'œufs,
   de peinture et de tomates pourries. Des intrus visitent le golf de
   la ville, où a lieu le championnat du monde, et retournent trois
   trous à coups de pelle. Ces sabotages confirment la crainte, dûment
   relayée et amplifiée par les « NOlympiques », qu'il y a le feu à la
   maison et que les autorités ne seront pas en mesure de garantir la
   sécurité des JO.

   Les médias, comme c'était à prévoir, font leur miel de ce «
   vandalisme ». Les communicants olympiques se voient contraints de
   prendre position et d'engager le fer avec le mouvement anti-JO,
   qu'ils ont d'abord traité par le mépris. Petit à petit, les médias
   et les officiels comprennent à quoi jouent leurs adversaires et
   feignent de les ignorer à nouveau. Pas de chance : en août 1986,
   deux bombes explosent en Allemagne, sans faire de blessés. Les
   attentats sont revendiqués par les « Cellules révolutionnaires »
   (ZR), qui citent les JO parmi leurs principaux griefs. Il n'en faut
   pas plus pour que la thématique resurgisse à la « une » de la
   presse hollandaise.

   Entre-temps, les « NOlympiques » décident d'étendre leurs sabotages
   à l'étranger, dans les pince-fesses planétaires du CIO. La caisse
   de résonance médiatique s'en trouve décuplée. Pour la réunion
   décisive, au terme de laquelle le CIO doit annoncer son choix, les
   casse-pieds débarquent à Lausanne avec deux groupes de punk-rock et
   toute une cohorte de partisans hirsutes et braillards. Partout où
   ils vont, ces VRP de la ville des tulipes veillent à laisser dans
   leur sillage saletés, mégots et bouteilles. La veille du jour J,
   ils organisent une série de rassemblements coups de poing à
   destination de la presse (des « manifestations typiques d'Amsterdam
   », explique-t-on aux journalistes) : le bus arrive, tout le monde
   descend, on fait du boucan pendant une heure, et hop, retour dans
   le bus pour un autre lieu, et ainsi de suite. La candidature
   d'Amsterdam réussira tout de même à recueillir cinq voix sur cent
   trente.

Berlin

   S'inspirer d'Amsterdam, c'est s'assurer la victoire : telle aurait
   pu être la devise des « NOlympiques » de Berlin. Ils en ont préféré
   une autre, plus musculeuse : « Contre les jeux Olympiques des
   riches : sport populaire pour tous ! » Amsterdam avait prouvé qu'un
   mouvement impulsé par un petit noyau (même s'il s'appuyait sur une
   base assez large dans les quartiers directement concernés) pouvait
   arracher la victoire. À Berlin, les chances de gagner paraissaient
   d'autant meilleures que le noyau était gros, plein d'une myriade de
   collectifs impatients d'en découdre. « Les jeunes s'entraînent pour
   les jeux Olympiques », persifla-t-on dans les quartiers les plus
   mobilisés. La « scène » berlinoise se montra à la hauteur de sa
   réputation avec soixante-dix actions militantes.

   Fin 1991, dans la foulée de la réunification allemande, le Sénat de
   Berlin rêvait de conquérir les JO de 2000. Après ceux de 1936, si
   décisifs pour le rayonnement de l'athlétisme à cheveux blonds, il
   était temps que la ville et le Deutsche Mark renouent avec la
   flamme olympique. L'annonce eut un effet immédiat : des
   perturbations un peu partout, des entreprises associées aux Jeux
   qui se faisaient casser leurs vitrines, des départs de feu dans
   trois centres commerciaux. En janvier 1992, un commando enlève en
   plein Olympiastadion la plaque commémorative de Carl Diem, le
   fonctionnaire nazi qui organisa les Jeux de 1936. Les ravisseurs
   réclament l'abandon de la candidature berlinoise, sous peine de
   restituer la plaque en petits morceaux (en « pattes de vautour »,
   précisent-ils). Le Sénat refusant de négocier, ils mettent leur
   menace à exécution. C'est dire si, dès l'origine, le Comité anti-
   olympique (AOK) se situait à la charnière de l'action légale et du
   sabotage moins légal. La balance tenait bon, en partie parce que de
   nombreux citoyens parmi les moins radicaux la soutenaient. Pour une
   fois, on avait l'avantage de ne pas appartenir à la minorité.
   Établir un rapport de forces favorable avec le CIO, le Sénat et la
   « Olympia GmbH » – la société mise en place pour vendre le dossier
   berlinois aux éminences suisses et aux multinationales – ne
   relevait pas de l'utopie. Il s'agissait au fond d'une campagne de
   protestation assez classique, avec ses brochures, ses débats et ses
   manifestations. Mais l'image médiatique d'une « scène autonome »
   forcément ivre de violence a donné une autre coloration au
   mouvement. Image bienvenue, en l'occurrence, puisque a priori peu
   compatible avec l'idéal olympique de Pierre de Coubertin.

   Comme à Amsterdam, divers courriers sont donc envoyés aux membres
   du CIO pour les éclairer sur les avantages de Berlin, considérés du
   point de vue autonome. Suit une vidéo contenant des scènes
   explicites de démontages perpétrés sur des vitrines ou des
   policiers. La séquence finale montre un individu au visage masqué
   par un foulard jonglant avec un pavé et déclarant : « We will wait
   for you. » Les « NOlympiques » escomptaient que la simple curiosité
   pousserait les jurés du CIO à visionner ces images, et qu'ils en
   garderaient dans tous les cas une impression pas très flatteuse.

   En avril 1993, à l'occasion de la visite d'une délégation du CIO,
   une manifestation secoue les rues aux cris de « CIO, no no ! ». La
   presse fait une fois de plus honneur à sa réputation. « Et puis
   vient la nuit, l'heure des autonomes et des encagoulés », frissonne
   le Stuttgarter Nachrichten (17 avril 1993). Suivant l'exemple des
   Amsterdamois, les Berlinois n'oublient pas non plus de faire la
   tournée de Lausanne, où ils scandalisent les journalistes en
   repeignant la façade du CIO.

   Merci donc aux médias, qui ont décuplé l'effet du battage. Plus ils
   fustigeaient les gêneurs, plus ils aggravaient la gêne. Lorsque, en
   septembre 1993, la candidature de Berlin fut sèchement retoquée, on
   mit en cause le racisme allemand – comme si le CIO s'arrêtait à ce
   genre de détails – et le manque d'enthousiasme de la population
   berlinoise. On oublia de mentionner le rôle perfide joué par les
   pollueurs d'image, mais cela leur convenait parfaitement.

Applaudir à contretemps

   La pollution de l'image ne se conçoit pas seulement dans le cadre
   d'une campagne de protestation « sérieuse » ou comme renfort
   clandestin à un argumentaire. Elle peut aussi se suffire à elle-
   même. Un groupe contestataire peut choisir par exemple de prendre
   ses adversaires au dépourvu en leur manifestant une sympathie aussi
   vive qu'inattendue. On imagine que le président américain Richard
   Nixon se serait volontiers passé de ce cri du cœur placardé par les
   Yippies en 1973 : « Homosexuals for Nixon – We love Dick » (« Dick
   » étant à la fois un diminutif de Richard et un synonyme de pénis).

   Pour un mouvement gauchisant, déclarer sa flamme à un potentat
   permet de faire d'une pierre deux coups : d'une part, rendre
   visible un thème ou une revendication politique (le droit des
   homosexuels dans le cas de Nixon), d'autre part, mettre l'ennemi
   dans l'embarras et le contraindre éventuellement à rejeter la
   caresse qu'on lui applique. En 1996, des squatters de Coblence
   donnèrent au bâtiment qu'ils occupaient le nom de l'ancien maire de
   la ville, un réactionnaire patenté de la CDU. Ils déclarèrent
   vouloir ainsi rendre hommage à un « démocrate modèle », par
   opposition au maire social-démocrate en exercice, qui venait «
   traîtreusement » de décider l'expulsion de leur squat. Ils
   rappelèrent que l'ancien maire avait réuni en son temps un million
   de Deutsche Marks pour rénover le monument à la gloire de
   l'empereur Guillaume, et que cet acte généreux méritait un coup de
   chapeau rétrospectif, surtout en comparaison de la pingrerie de son
   successeur (Junge Welt, 7 février 1996).

Créer du vrai avec du faux

   Une déclaration telle que « Les autonomes soutiennent le candidat
   du SPD car il s'engage pour plus de justice sociale » a plongé plus
   d'un social-démocrate dans le désarroi, surtout lorsqu'elle
   intervenait quelques jours après une manifestation marquée par des
   « scènes de violence et de destruction » imputées, précisément, aux
   autonomes. Plus gênante encore, la déclaration prêtée à tel ou tel
   politique « de gauche » selon laquelle il adhère à la légalisation
   des drogues, à la régularisation de tous les sans-papiers ou au
   désarmement des forces de l'ordre. Il n'y a pas de meilleure
   méthode pour obliger un candidat à fournir des éclaircissements
   qu'il aurait, par calcul électoral, préféré taire. En ce sens, la
   pollution de l'image est l'art de prêcher le faux pour dire – ou
   faire dire – le vrai. Plus une profession de soutien paraîtra
   crédible, et plus elle sera compromettante pour la victime de ce
   soutien. Les Verts, par exemple, ont trouvé « pas drôle du tout » –
   selon la réaction outragée d'une de leur porte-parole à la mairie
   de Francfort – le soudain rapprochement opéré à leur insu entre le
   service de l'intégration des étrangers (alors contrôlé par
   l'adjoint au maire Daniel Cohn-Bendit) et plusieurs collectifs
   d'aide aux immigrés, habituellement très remontés contre la mairie.
   Les militants se félicitaient d'un courrier adressé aux habitants
   de Francfort dans lequel l'ancienne icône de Mai 68 appelait au «
   boycott des entreprises racistes » et exhortait les citoyens à « ne
   pas répondre aux agents des services de l'immigration qui
   [tentaient] de [leur] soutirer des informations » (Tageszeitung, 21
   octobre 1991). Le courrier était évidemment un faux.

   La méthode autorise de multiples variantes. En 1969, le président
   Nixon ne fut qu'à moitié ravi que les membres du groupe théâtral «
   Rapid Transit Guerilla Communication » (RTGC) apparaissent à l'un
   de ses meetings habillés en costume du Ku Klux Klan et agitant une
   pancarte « The Klan supports Nixon ». L'action fit un tabac, car
   nombre de journalistes présents à ce meeting jugeaient plausible un
   tel soutien. Aux États-Unis, cette forme de pollution de l'image
   était fort répandue dès la fin des années 1960.

   Le maniement de cette arme requiert toutefois la plus grande
   prudence. Attention aux effets indésirables : les techniques de
   pollution de l'image mobilisent fréquemment des symboles racistes
   ou discriminatoires qui ne choquent pas nécessairement autant qu'on
   voudrait l'espérer, et qui peuvent même conforter le mal que l'on
   croyait combattre.

   Savamment utilisée, la méthode touche au génie lorsqu'elle
   contraint la « victime » à entreprendre une action qui lui déplaît
   foncièrement, mais à laquelle elle ne peut se soustraire sous peine
   d'aggraver son cas. Anja Rosmus a réalisé ce tour de force. Cette
   historienne autodidacte a consacré une partie de sa vie à étudier
   le passé hitlérien de la ville de Passau et à dénoncer la
   surreprésentation d'anciens dignitaires nazis parmi les notables
   locaux. Dans un faux communiqué de presse imputé au maire chrétien-
   démocrate, elle annonça que celui-ci se rendrait tel jour à la gare
   de Passau pour accueillir un groupe de juifs rescapés des camps de
   la mort, lesquels venaient revisiter les lieux de leur enfance et
   de leur déportation. Le maire n'avait évidemment nulle intention
   d'accomplir un tel geste, mais quand l'annonce parut dans les
   journaux, il ne put décemment la démentir et dut même se fendre
   d'un petit discours de bienvenue à la descente du train.

Emprunter le blason de l'adversaire

   Un autre bon moyen de nuire à l'image de l'adversaire consiste à
   s'emparer de son nom, de son label ou de ses symboles et à s'en
   servir dans un contexte préjudiciable, voire dans le cadre d'une
   action carrément illégale. En mars 1996, durant les élections
   municipales en Bavière, les murs de Regensburg se couvrirent un peu
   partout des lettres C, S, U – les initiales du parti conservateur
   bavarois – grossièrement peinturlurées. Aux citoyens furieux de ces
   dégradations, la CSU éprouva toutes les peines du monde à fournir
   des explications crédibles. Allons bon, a-t-on jamais vu des
   gauchistes faire campagne pour leurs rivaux ? L'excuse est un peu
   grosse ! Que paraissent dans les journaux quelques courriers de
   lecteurs bien sentis, s'indignant du vandalisme électoral des
   conservateurs et de leur manière peu digne de se défausser ensuite
   sur leurs adversaires, et le tour est joué.

REMUER LA TAMBOUILLE ÉLECTORALE

   Tous les quatre ou cinq ans, l'immuable rituel électoral
   recommence. Affiches, distributions de tracts, « débats » télévisés
   et meetings à tire-larigot, qui pour ravir un siège au Parlement,
   qui pour se tailler une place d'adjoint au maire. À chaque fois,
   les électeurs de la « gauche de la gauche » procèdent à un réexamen
   de l'attitude à adopter : boycotter le scrutin ou voter pour le «
   moindre mal » ? L'ancienne devise « Élections, piège à cons »,
   claironnée jadis à pleins poumons, a succombé ou ne se hasarde plus
   que du bout des lèvres. Depuis quelques années, on voit même des
   groupes alternatifs ou radicaux participer à la course à
   l'échalote, quoique pas toujours de la manière souhaitée par les
   formations de la « gauche de la gauche » établie – néocommunistes,
   socialistes « de gauche », écologistes (parfois), trotskistes
   (surtout en France)…

       Les facéties politiques du KPD/RZ

       Ils agissent au cœur de la bête, dans le quartier berlinois de
       Kreuzberg, haut lieu de la contestation alternative. Ils
       forment depuis 1988 le « seul parti de masse du centre extrême
       », selon leur propre définition. Leur nom : les « Démocrates
       patriotes de Kreuzberg – Canal réaliste » (KPD/RZ). Les
       archives empilées par leur « référent à la propagande »
       témoignent de la force de frappe avec laquelle le parti défend
       sa grande et unique idée : « Kreuzberg d'abord ! » Quand on
       leur demande ce qu'ils proposent à leurs électeurs, ils
       répondent : « Nous promettons tout et faisons le contraire. »
       En quoi ce trait les distingue-t-il des autres formations
       politiques ? « La différence, c'est que, nous, nous disons par
       avance que nous sommes corrompus. »

       Des montagnes de tracts, des portables qui carillonnent en
       permanence, des ordinateurs qui tournent en surrégime : le QG
       du KPD/RZ bourdonne comme une ruche en été. Le parti s'acharne
       à « rendre sa dignité à Kreuzberg », pour reprendre l'un de ses
       slogans électoraux. En 1992, il se charge de la redoutable
       tâche d'organiser la manifestation du 1er mai, qui rassemble
       tout ce que Berlin compte de gauchistes, rêveurs, agitateurs et
       flicophobes. Pour la police, c'est l'occasion à chaque fois de
       roder ses nouveaux joujoux antiémeute. Quelques jours plus
       tard, le parti anime avec succès une grande réunion
       d'information intitulée : « Les buveurs questionnent, les
       politiques répondent. »

       Dans la foulée, le KPD/RZ se présente aux élections municipales
       et crève le plafond : plus de 17 % des voix dans certains
       bureaux de vote de Kreuzberg ! Fort de ce triomphe, le parti
       implante des succursales dans le Brandebourg et dans la Sarre.
       Les donations affluent. Le 1er mai 1994, nouveau coup d'éclat :
       la nuit venue, le KPD/RZ organise une manifestation dans
       Kreuzberg pour protester contre les criminels anarchistes qui
       dénaturent l'image du quartier. « Ils ne sont pas d'ici,
       certains viennent même de Potsdam ! » s'insurgent les militants
       devant la presse. À minuit, 2 500 manifestants défilent dans
       les rues sombres du quartier en braillant contre le « tapage
       nocturne » et la « violence gratuite ». Sur les pancartes et
       banderoles brandies par la foule hilare, on peut lire : « Le
       courage de se taire », « On veut dormir », « Silence, sinon
       gare à vous » (Tageszeitung, 3 mai 1994).

       Après avoir milité en vain pour la conservation de l'ancien
       code postal de Kreuzberg, le parti réclame le droit à des
       cartes d'adhérent infalsifiables. Nouvel échec, mais sa base ne
       lui en tient pas rigueur. Aux élections sénatoriales de Berlin,
       le KPD/RZ engrange 4,7 % des voix à Kreuzberg, ce qui fait de
       lui la quatrième force politique du quartier. Il est vrai que
       les idées phares de son programme avaient de quoi séduire :
       l'interdiction de toute forme de criminalité, des sirènes plus
       mélodieuses pour les véhicules de police, une prime de retour
       pour les immigrés bavarois et l'obligation pour les citoyens de
       sexe masculin de rester enfermés chez eux quand la température
       extérieure dépasse les 30 degrés. Au rayon santé, le parti
       préconisait l'interdiction de fumer dans les rues à sens unique
       – une idée unanimement saluée dans le quartier.

       En octobre 1995, la rumeur se répand que Berlin est la première
       capitale au monde à autoriser les combats de rue. Le KPD/RZ n'y
       est pas étranger. Il a lui-même appelé à une guérilla urbaine
       contre les « sociaux-démocrates d'Allemagne de l'Est » à
       l'occasion de l'assemblée générale du PDS. Suivait ce
       communiqué de presse : « Les agresseurs du PDS viennent de
       subir une terrible défaite, dont ils ne se remettront pas. La
       social-démocratie doit être considérée comme définitivement
       anéantie. »

       Le 20 avril 1996, en réaction à un projet de redécoupage des
       circonscriptions berlinoises, le parti lance l'« appel de
       Kreuzberg ». C'est un réquisitoire implacable, rédigé dans le
       style fleuri qu'affectionnent les médias lorsqu'ils traitent
       des « casseurs » de Kreuzberg. Ses signataires accusent le
       maire Eberhard Diepgen (CDU) et son adjointe Ingrid Stahmer
       (SPD) de former une « bande assoiffée de sang » qui ne viserait
       qu'à « détruire l'identité de Kreuzberg ». Pour faire pièce à
       cette « continuité de la terreur », les signataires exhortent
       les habitants du quartier à se constituer en milice populaire.
       L'appel sera certes entendu, mais guère suivi d'effets. Tant
       pis : comme dit le parti, « nos plans sont bons parce qu'ils
       sont justes ».

   Puisque la démocratie bourgeoise présente chaque scrutin comme un
   événement d'une importance sensationnelle, la communication-
   guérilla y trouve évidemment matière à prospérer. En remuant la
   tambouille électorale, elle peut y introduire son propre grain de
   sel mais aussi faire remonter à la surface les ingrédients et les
   ficelles du pouvoir.

   Il faut d'abord rappeler qu'une élection, du moins à l'échelle
   locale, est accessible à n'importe qui ou presque. À Zurich, en
   1994, une formation appelée « Die Müllernative » (l'alternative
   Müller) se présente aux élections municipales. Sa tête de liste
   s'appelle Andreas Müller. Coïncidence troublante, le principal
   prétendant à la mairie, tête de liste de la coalition de droite,
   s'appelle, lui aussi, Andreas Müller. Dix-neuf Andreas Müller
   figuraient dans l'annuaire téléphonique de la ville, les
   alternatifs n'ont donc eu que l'embarras du choix pour sélectionner
   leur champion. Dans l'hypothèse improbable d'une victoire, ils ont
   prévu que « leur » Andreas Müller partage le fauteuil de maire avec
   la deuxième de liste, une autre Müller, prénommée Irène. L'Andreas
   Müller des squatters contre l'Andreas Müller des notables,
   l'affiche fait sensation avant même la présentation des
   candidatures. C'est en star qu'Andreas Müller monte à la tribune du
   meeting de la « Müllernative », cependant qu'une campagne de presse
   orchestrée, semble-t-il, par un as de la communication politique
   répand des Müller à toutes les pages des journaux.

   Il n'échappe à personne que le dédoublement d'Andreas Müller est
   source de confusion, peut-être même d'anarchie. Le règlement local
   stipule en effet que les électeurs écrivent à la main le nom de
   leur favori au lieu de cocher une case sur un bulletin. Des voix
   données à Andreas Müller, 43 ans, respectable porte-parole de la
   bourgeoisie zurichoise, risquent donc d'être portées au crédit de
   son rival, et inversement. Autant dire que les partis traditionnels
   goûtent assez peu la plaisanterie. Ils hurlent au sabotage et
   tentent par tous les moyens de sauver la démocratie en danger.
   Hélas, la loi électorale ne permet pas, ou pas encore, d'évincer un
   candidat au seul motif qu'il porte le même nom qu'un autre.

   La même année, c'est en Allemagne qu'une liste insolite fait son
   apparition à la faveur des élections européennes : « Les
   Ingouvernables – Liste autonome ». Dans leur cas, il s'agit de
   profiter des moyens considérables mis à disposition des candidats –
   spots radiophoniques et télévisés, panneaux d'affichage, salles
   publiques – pour diffuser des idées peu orthodoxes, à commencer par
   ce slogan : « Ça ne sert à rien de voter, organisez-vous ! » Le
   groupe échouera néanmoins à remporter l'un de ses principaux défis
   : organiser un débat sur la « sécurité intérieure » dans les murs
   du commissariat de Wuppertal.

   Dans un registre plus saugrenu, le groupe des « Démocrates
   patriotiques de Kreuzberg, canal réaliste » (KPD/RZ) s'illustre à
   Berlin aux élections législatives de 1989 en réclamant la
   renaissance de l'Allemagne « dans les frontières du Saint Empire
   romain germanique » et l'interdiction de fumer dans les rues à sens
   unique (encadré).

   À Offenbach, les élections municipales de 1993 servent de prétexte
   à honorer la mémoire de Till l'Espiègle, un saltimbanque né de
   l'imaginaire médiéval. On raconte que Till se présenta un jour sous
   le nom de Personne à un riche négociant qu'il insulta, battit et
   détroussa par la suite. Lorsque la victime se plaignit d'avoir été
   maltraitée par Personne, le prévôt secoua la tête et l'envoya
   promener. C'est dans cet esprit que la « Liste de Personne » s'est
   portée candidate à la mairie d'Offenbach. Son slogan oppose une
   critique concrète aux promesses électorales de ses concurrents : «
   Personne vous fait des cadeaux. » Crèches, écoles, espaces verts,
   salles pour les jeunes, excursions à la plage pour les retraités, «
   Personne » promet tout et n'importe quoi. D'autres slogans, tels
   que « Votez pour Personne, car Personne défendra vos intérêts si
   vous ne le faites pas vous-même », empruntent aux formes
   coutumières de la propagande politique pour prendre celle-ci à
   revers. Histoire de finir en beauté, le groupe créera un comité
   pour la candidature d'Offenbach aux jeux Olympiques de 2008 («
   Donnez une chance à Offenbach ! »).

   Sur le mode de la farce, ces listes copient les codes en vigueur
   dans les « vrais » partis pour mieux étaler leur non-sens. La
   plupart disposent d'une tête de liste, d'un bureau et d'un papier à
   en-tête, et jusque dans leurs apparitions publiques elles
   s'appliquent à adopter les modes de représentation des élus et des
   candidats bourgeois. Aussi faut-il y regarder à deux fois pour
   s'apercevoir qu'elles sont étrangères à ce qui caractérise la
   sphère politique : le sérieux, l'emphase, l'enflure, l'onctuosité,
   la fausse vertu ostentatoire. Les habitants de Würzburg n'ont pas
   jugé extravagante l'apparition dans leur ville d'une « Ligue pour
   la propreté et la démocratie », dont les initiales (LSD) prêtaient
   pourtant le flanc au soupçon. La promesse martelée par son chef de
   file, Hans Pfefferl, de « nettoyer la racaille » ne parut pas
   davantage dépareiller dans le « jeu démocratique ». La lumière ne
   se fit que lorsque le leader de la LSD eut expliqué, en réponse à
   la question d'un journaliste, pourquoi il briguait le poste de
   maire : « Pour prouver à ma famille que, même si je ne connais
   toujours pas les tables de multiplication, je peux quand même
   devenir célèbre, beau, riche et désirable. »

   Dans le cas du « Parti de la loi naturelle », la supercherie
   n'apparut que fort tardivement. Cette formation, implantée quelque
   temps dans plusieurs pays occidentaux, s'était fait un nom dans les
   années 1990 grâce à son programme de promotion du « vol yogique ».
   Avec un air solennel scrupuleusement calqué sur les conventions du
   monde politique, les candidats enjoignaient les électeurs à entrer
   en lévitation pour sauver la planète : il suffisait pour cela de
   s'asseoir en tailleur, de fermer les yeux (la « méditation
   transcendantale ») et de battre frénétiquement des cuisses jusqu'à
   propulsion du corps à un ou deux centimètres du sol. À Ulm, ils
   promirent d'éradiquer toute forme de violence en réunissant
   quarante adeptes pour un vol yogique en pleine rue piétonne. On
   apprit par la suite que la branche allemande du parti était une
   émanation du « Partito della Legge Naturale » italienne, lui-même
   un canular monté de toutes pièces à Bologne par le collectif Luther
   Blissett.

   Pour se légitimer, le pouvoir a besoin d'une « bonne » opposition,
   soucieuse à la fois d'entretenir la façade du pluralisme et de
   laisser intacte la structure cachée derrière. En refusant d'assumer
   ce rôle, les « candidats pour rire » brouillent le jeu pétrifié de
   la représentation bourgeoise et divulguent la dimension grotesque
   du système. Attention cependant à ne pas donner prise au poujadisme
   et au ressentiment réactionnaire. Des propos irréfléchis sur les «
   pourris qui nous gouvernent » peuvent produire des effets
   indésirables.

   Mais le principal danger, pour un candidat qui remue la tambouille
   électorale, c'est bien sûr de tomber dedans. La « Liste des
   abstentionnistes, de ceux qui votent pour la première fois et des
   électeurs contestataires » (FNEP) n'est pas sortie indemne de cette
   mésaventure. En 1993, elle obtint plus de 5 % des voix aux
   élections municipales de Rüsselsheim, grâce au soutien des milieux
   gauchos et alternatifs. Ayant fait son entrée au conseil municipal,
   elle s'embarqua dans une coalition hétéroclite et déprimante avec
   les conservateurs de la CDU, les libéraux du FDP, les Verts et une
   autre liste « pour rire ». Qu'un reniement se négocie plus vite
   qu'une dissidence, c'est ce que démontre aussi le parcours de la «
   Liste Alz ». Relevant à la fois de l'antiparlementarisme et de la
   blague de comptoir, cette formation était dirigée par un certain
   Josef Alzheimer, manière d'ironiser sur le gâtisme de certains
   candidats ou de leurs programmes – ce qui n'était pas très gentil
   pour les malades d'Alzheimer. Le succès fut foudroyant et bombarda
   les deux têtes de liste au conseil municipal. Devant une foule de 4
   000 personnes, le leader venu en limousine tint depuis le balcon de
   la mairie un discours incohérent d'où émergea la phrase : « Je suis
   un Regensburgeois », allusion au « Je suis un Berlinois » de J. F.
   Kennedy. Les journalistes de la télévision bavaroise s'efforcèrent
   vainement de lui arracher une phrase qui tenait debout. Mais ce qui
   paraissait supportable et parfois même drôle dans le contexte d'une
   campagne électorale devenait carrément pénible dans le cadre d'une
   cogestion du pouvoir. Car voici que les médias et les partis
   concurrents initiaient la « Liste Alz » à une collaboration «
   constructive ». Les deux élus se donnèrent toutes les peines du
   monde pour satisfaire la demande et camper une posture «
   raisonnable » sur le terrain glissant de la politique municipale.
   Il faut croire que la grammaire culturelle pèse suffisamment lourd
   pour écraser toute velléité contestataire une fois franchies les
   douves de la mairie ou du Parlement. Ce qui ne veut pas dire qu'il
   n'y a pas de sortie de secours. Les élus de la liste néerlandaise
   des « Provos » en ont trouvé une en démissionnant juste après leur
   sacre électoral.

   Le danger existe que la provocation n'aboutisse finalement qu'à
   rehausser de quelques taches de couleur la grisaille de la vie
   politique – histoire que le public s'amuse et que le système se
   régénère. Comme toute satire, le jeu avec la tambouille électorale
   peut aussi alimenter l'ordre dominant. D'où la nécessité de frapper
   fort, pour ne donner aucune prise aux ricanements et à
   l'autosatisfaction.

       Fritures sur la ligne

       En 1995, une cassette audio circulant dans le sud de
       l'Allemagne déclencha une vague d'hilarité parmi les mauvais
       esprits. La bande contenait l'enregistrement de plusieurs
       échanges téléphoniques entre un usager et le service des
       renseignements. On y entendait un jongleur de mots d'origine
       turque, parlant l'allemand, le turc, le dialecte souabe et
       quelques mots d'italien, exploiter les infinies ressources de
       l'incompréhension langagière.

       Scène I

       Lui : J'veux num'ro d'tiliphone d'Grrrm.

       La standardiste : Quoi ?

       Lui : A Grrb.

       La standardiste (agacée) : Je ne vous comprends pas.

       Lui (insistant) : Grreuarb !

       La standardiste : On n'est pas à la maternelle, hein. Veuillez
       épeler s'il vous plaît. B comme Bernard, D comme Daniel,
       d'accord ?

       Lui : Pardon, parler pas bien allemand.

       La standardiste : Bon, eh ben dans ce cas, apprenez notre
       langue et rappelez-nous. (Elle raccroche.)

       Scène II

       Lui (Salvatore) : Zé voudrais nouméro Caraza.

       La standardiste : Vous pouvez épeler ?

       Lui : Avecqué oune « s ». Pouis lé « a ». À la fin lé « woué ».

       La standardiste (désemparée) : Je ne vous comprends pas. Y a-t-
       il quelqu'un chez vous qui parle allemand ?

       Lui : Ougène, Ougène, ma tou viens au téléphone s'il tou plé ?

       (Pause. On entend Eugène parler en arrière-fond, avec un fort
       accent souabe. « Quôô qui s'passe ? » Il prend l'écouteur.)

       Lui (Eugène) : B'jour.

       (La standardiste le prie d'épeler le nom de la personne
       recherchée.)

       Lui (Eugène) : D'abord le « èche », puis le « aah », et pi «
       rrrr » comme dans « Derrick ».

       La standardiste (qui adopte aussitôt l'accent souabe) : Oué,
       mon gô, on n'est pas à la ferme !

       Lui (Eugène) : Choyez polie m'zelle ! Ch'pourrais êt' vot'
       papa.

       (Après plusieurs tentatives, Eugène réussit à épeler le nom
       jusqu'au bout. Problème : ce patronyme correspond à trois
       numéros différents. Salvatore reprend le téléphone pour les
       noter, ce qui donne lieu à un nouvel échange de syllabes
       avalées et de malentendus. Quand rien ne va plus, Salvatore
       repasse le combiné à Eugène.)

       Lui (Eugène) : Salvatore, mais t'es mongolo ou quô ?

       (La standardiste pouffe de rire. On l'entend qui répète « T'es
       mongolo ou quô ? » à l'attention peut-être d'une collègue. Il
       apparaît finalement que la ville indiquée par Salvatore n'était
       pas la bonne. Tout ou presque est à recommencer. Salvatore
       reprend la main.)

       Lui (Salvatore) : Oune « Élé » commé dans Luigi. Oune « Ouh »
       commé poulailler. « Mou » commé Moustapha. « Espé » commé «
       spaghetti ».

       (La standardiste sollicite une nouvelle fois le renfort
       d'Eugène, mais la bonne volonté de l'ami souabe n'apporte pas
       les clarifications espérées. Les trois interlocuteurs ne sont
       pas au bout de leurs peines…)

       Le canular téléphonique est un jeu de garnements, non un outil
       de lutte politique. Quoique. Indépendamment des affres de la
       standardiste, obligée de se coltiner chaque jour toutes sortes
       de raseurs, il faut bien admettre que l'action décrite ici ne
       se résume pas seulement au plaisir de faire tourner en
       bourrique une employée sous-payée. L'intérêt de ces deux
       séquences, c'est qu'elles ont été enregistrées et diffusées à
       des milliers d'auditeurs. Le rire qu'elles provoquent n'est pas
       de pure malveillance : il ouvre aussi les yeux sur les
       difficultés quotidiennes des minorités et sur les préjugés dont
       leurs membres pâtissent. Nombre d'Européens partent de l'idée
       reçue que l'étranger qui croise leur route n'aura de toute
       façon ni l'envie ni la capacité de parler leur langue. Dans la
       seconde séquence, la fracture entre germanophones et non-
       germanophones est bousculée par Eugène, Allemand de pure souche
       dont le dialecte souabe se heurte aux mêmes problèmes que le
       sabir germano-italien de Salvatore (les deux personnages étant
       interprétés par le même plaisantin, lui-même d'origine turque).
       Le Souabe devenant lui-même une langue étrangère, la hiérarchie
       des idiomes en sort ébranlée. Mais ce canular fait aussi
       intervenir une autre donnée : le germano-turc a perdu son
       statut de patois informe pour devenir une langue à part
       entière. À l'instar de l'anglais des Afro-Américains, le
       germano-turc se parle en conscience et avec des règles, une
       musicalité et des traits de génie qui n'appartiennent qu'à lui.

QUAND LES MÜLLER DÉSESPÈRENT LES MÉDIAS

   Il n'est pas rare que des groupes contestataires – ou leurs porte-
   parole plus ou moins autoproclamés – cèdent à la tentation de «
   jouer le jeu » des médias, dans l'intention ou sous le prétexte de
   mieux faire connaître leur message. Étrange calcul, qui consiste à
   critiquer un pouvoir en légitimant ses contremaîtres. On en mesure
   les risques quand le représentant d'un mouvement social participe à
   un « débat » télévisé. Coincé dans le rôle de l'animal exotique ou
   assigné dans le périmètre de la discussion bourgeoise (le «
   dialogue social », le « syndicalisme responsable »), le convive,
   soucieux malgré tout de faire bonne figure, s'abstiendra d'évoquer
   l'attitude nocive des médias face aux conflits sociaux. Une
   attitude qui réduit grèves et manifestations à une source
   d'inconfort (les « usagers pris en otages ») ou à des clichés
   pittoresques (« cortège bon enfant », « violence juvénile », «
   défense du pouvoir d'achat », etc.), commentées par des « experts »
   à la solde du marché.

   Rien n'interdit pourtant de se soustraire aux médias, ni même, si
   l'on choisit d'y apparaître malgré tout, de leur imposer ses
   propres règles du jeu. Comment contourner le dispositif et
   l'exploiter à son avantage, c'est ce que montrent « monsieur et
   madame Müller ».

   Ce cas d'école remonte à 1980. Nous sommes à Zurich, où la
   politique culturelle de la mairie donne lieu à des conflits
   intenses, qui viennent de déboucher sur la création d'un centre de
   jeunesse autonome. La répression qui s'abat sur ce lieu enflamme le
   mouvement. En juin, les actions de protestation se propagent à
   trois autres villes. À la réponse brutale de l'État et de son
   appareil policier, qui s'emploient à ce que les choses dégénèrent,
   le mouvement réagit par des actions peu conventionnelles. Marcher «
   nu contre la violence », par exemple, un appel que les manifestants
   ont pris au pied de la lettre.

   Le 2 juillet, la chaîne de télévision publique en langue allemande
   DRS consacre à ce conflit une émission de débat. De jeunes
   manifestants sont invités à « dialoguer » en direct avec des hommes
   politiques locaux et des représentants de l'État. À l'heure dite,
   les dix échantillons contestataires sélectionnés par la chaîne
   débarquent sur le plateau en costume de soirée et entreprennent
   d'exprimer leur point de vue de manière non verbale : coups de
   sifflet, bruits de bouche, serpentins, bulles de savon… Le
   tintamarre ne laisse aucun répit aux invités du camp adverse, qui
   peinent à en placer une. Le « dialogue » part en vrille et
   l'émission s'achève prématurément.

   Quelques jours plus tard, alors que les médias ne peuvent plus
   ignorer les débordements de la police zurichoise (même le quotidien
   conservateur allemand Frankurter Allgemeine Zeitung dénonce un «
   comportement digne d'une guerre civile »), DRS rempile pour un
   second « débat » sur les « violences » – surtout celles imputées
   aux manifestants. Cette fois, les contestataires invités au «
   dialogue » ne sont plus que deux. En face, une brochette de
   notables zurichois, parmi lesquels deux élus municipaux, le chef de
   la police et un responsable du Parti social-démocrate. Sans
   compter, bien sûr, trônant au milieu comme un maître-nageur, le
   journaliste vedette de la chaîne.

   Infériorité numérique des contestataires, surreprésentation du camp
   dominant, formulation accusatoire de l'intitulé du débat, arbitrage
   conçu pour donner l'avantage à ceux qui l'ont déjà : tous les
   ingrédients du « grand débat pluraliste » ont été réunis. Le
   mouvement décide néanmoins d'y participer, mais en appliquant une
   tactique non prévue par la chaîne. Les deux représentants envoyés
   au front se présentent sur le plateau comme le « couple Müller ».
   Leur prestation restera dans les annales comme un cas typique de «
   mullérisation ». La mullérisation consiste à « se glisser dans le
   costume de l'adversaire pour mieux le mettre à nu ; c'est exprimer
   haut et fort les préjugés et la vision du monde qui orientent
   l'interlocuteur mais que celui-ci n'ose pas revendiquer aussi
   crûment ; c'est jouer en somme au petit-bourgeois ».

   Invités comme porte-parole des jeunes et des contestataires,
   monsieur et madame Müller vont donc tenir un rôle très différent de
   celui que la télévision attend d'eux. Lui en bretelles, elle avec
   des bigoudis dans les cheveux, ils campent les parfaits petit-
   bourgeois cramponnés à l'ordre et au bon sens. À leurs yeux, les
   jeunes qui protestent dans le pays sont tous des drogués qu'il faut
   jeter en prison ou rééduquer dans des camps de travail obligatoire.
   Les officiels censés leur donner la réplique, et qui ne sont pas
   loin de partager ce point de vue, en perdent leur latin et se
   mettent à bafouiller. Entre deux regards affolés vers l'animateur,
   ils tentent à plusieurs reprises de rappeler aux Müller qu'ils sont
   là pour représenter les jeunes, non pour les accabler (ça, c'est
   leur travail à eux), mais les Müller modifient sans cesse leur
   angle d'attaque, brouillant les pistes et embrouillant le plateau
   avec une maîtrise affûtée de la rhétorique, de sorte que personne
   ne trouve de parade à leur antijeu. Le « dialogue avec les jeunes »
   sombre dans l'absurde. Un élu explique que les jeunes auraient dû
   s'attendre à des arrestations et se comporter en conséquence,
   madame Müller le coupe en fustigeant le laxisme des forces de
   l'ordre, qui ont laissé courir des « casseurs ». Monsieur Müller
   déballe des projectiles en caoutchouc utilisés par la police et se
   désole de leur petit calibre : il faudrait des balles plus grosses,
   dit-il, pour provoquer des blessures vraiment dissuasives. Le chef
   de la police, monsieur Bertschi, brandit un tract « violent »
   distribué au cours d'une manifestation, mais chaque fois qu'il veut
   en donner lecture, les Müller l'en empêchent en vociférant qu'il
   faudrait envoyer l'armée pour mater les manifestants. C'en est trop
   pour madame Liebherr, conseillère municipale très attachée aux
   valeurs de tolérance : les jeunes ne sont tout de même pas tous des
   criminels, objecte-t-elle, rouge de colère. L'animateur du show,
   monsieur Kriesemer, n'en finit plus de balbutier des « Non mais,
   non mais » et des « Attendez, attendez ». Son mot de la fin se noie
   dans le brouhaha général. Les représentants du pouvoir grondent et
   s'épongent le front, cependant que monsieur Müller, pipe au bec,
   hurle en gesticulant : « À Moscou ! À Moscou ! »

   La tactique des Müller est simple : elle consiste à placer leurs
   contradicteurs dans une situation de stress. La pression qui
   s'exerce habituellement sur les invités minoritaires a changé de
   camp. Les détenteurs de la parole dominante voient que quelque
   chose ne tourne pas rond, mais ils sont incapables de reprendre la
   main, d'où leur affolement. La débâcle de l'émission précédente est
   encore dans tous les esprits. Cette fois, le « débat » doit
   impérativement aller à son terme, il faut donc faire semblant de
   continuer à débattre – de quoi et avec qui, plus personne ne le
   sait.

   Un courrier des lecteurs publié par le Tagesanzeiger résume bien
   l'intérêt de la mullérisation : « Le gouvernement exige des jeunes
   qu'ils se structurent, autrement dit, qu'ils s'insèrent dans les
   structures étatiques déjà existantes. Mais s'ils agissent ainsi,
   ils perdent sur toute la ligne. C'est pourquoi ils veulent disposer
   de leur propre structure. L'émission avec les Müller a matérialisé
   cette exigence. Au lieu de se conformer aux règles prescrites par
   la chaîne, qui les mettaient dans une position défensive et dans
   l'incapacité de développer leurs arguments, ils ont fait prévaloir
   leurs propres règles, pour la plus grande confusion du public et
   des autres invités. Ces derniers, qui avaient la loi avec eux,
   jugeaient manifestement inadmissible de se faire ravir le contrôle
   du plateau. »

   Les médias suisses sont horrifiés. « Ce à quoi ont assisté les
   témoins de cet abus monstrueux, pour la dernière fois espérons-le,
   c'est ceci : la démonstration que l'esprit des petits
   révolutionnaires est celui du mépris et de la provocation
   destructrice », peste le quotidien zurichois Neue Zürcher Zeitung.
   L'indignation des journalistes est d'autant plus vive que
   l'intention des Müller ne leur a pas totalement échappé, comme en
   témoigne ce commentaire perspicace du Frankfurter Allgemeine
   Zeitung : « Le fait que le social-démocrate Fünfschilling ait
   affirmé son intention de porter plainte contre les brutalités
   policières n'a servi à rien face aux Müller, ni à lui-même ni à la
   chaîne de télévision qui l'avait invité. Avec ses collègues élus,
   il servait de cible à une contestation qui ne rejetait pas
   seulement une certaine politique, mais la politique dans son
   ensemble en tant que propriété des politiciens. »

   Tandis qu'une campagne de presse se déchaîne contre monsieur et
   madame Müller, le conseiller municipal Frick et le chef de police
   Bertschi se vengent en dévoilant aux journalistes la véritable
   identité du couple. On apprend ainsi que madame Müller est née en
   Irak, ce qui motive le groupe d'extrême droite Action nationale à
   réclamer sa déchéance de la nationalité suisse et son expulsion à
   Bagdad. Après avoir reçu des menaces de mort anonymes, la militante
   finit par déposer plainte contre Frick et Bertschi en tant
   qu'instigateurs de ce déferlement.

   En mars 1982, monsieur Müller est condamné à quatorze mois de
   prison pour un délit n'ayant rien à voir avec son sabotage
   télévisuel, mais qui vient relancer à point nommé l'acharnement des
   médias. À travers lui, c'est toute la jeunesse contestataire qui
   montre son vrai visage, malfaisant et délictueux. On daube sur le
   fait que monsieur Müller n'est pas venu au tribunal le jour de sa
   condamnation. Un comité « Justice exemplaire » – monté par ses
   camarades – explique alors au cours d'une conférence de presse que
   le prévenu a été enlevé par ses camarades. Une vidéo prouvant la
   dangerosité du personnage est projetée aux journalistes : on y voit
   monsieur Müller agresser des enfants en pleine rue pour leur faire
   manger le code pénal.

4. LA COMMUNICATION-GUÉRILLA, C'EST POUR QUAND ?

   Le concept de communication-guérilla ne renvoie pas seulement à une
   série de groupes « politiques » plus ou moins remuants ou à un
   agglomérat de diverses formes d'action, mais aussi et surtout à un
   certain positionnement à l'égard du pouvoir et de ses pratiques en
   général. Les réflexions qui suivent visent à esquisser les contours
   de ce positionnement. Elles tenteront de cerner la place que l'on
   occupe lorsqu'on se refuse à la logique de la gauche
   traditionnelle, avec son prêchi-prêcha, ses trahisons et ses
   vérités toutes faites, sans renoncer en rien à une critique active
   et radicale du système tel qu'il est. Ce qui conduit nécessairement
   à réfléchir aussi au contexte social dans lequel la communication-
   guérilla intervient. Sous quelles conditions et à quel moment
   avons-nous une chance de susciter des interprétations dissidentes,
   de trouver le bon angle pour pousser le levier ? Les possibilités
   et les limites d'une action doivent constamment être reconsidérées.
   Le jeu n'en vaut la chandelle que lorsqu'il viole les règles du
   système, qu'il se soustrait aux stratégies de récupération de
   l'adversaire et qu'il ne dévie pas de son but : exploser les
   barrières « naturelles » de l'ordre dominant.

POURQUOI PERSONNE NE M'ÉCOUTE ?

   Qui n'a jamais connu une situation telle que celle-ci ? Tu tires un
   tract appelant à manifester contre une crapulerie quelconque. Tu as
   longuement discuté du texte avec tes camarades, l'analyse politique
   est archi-fondée, les objectifs apparaissent clairement, les
   formulations claquent comme des gifles. Et pourtant tout le monde
   s'en fiche. À la manifestation ne défilent que les habitués, qui
   connaissent tout ça par cœur et survolent ta littérature d'un œil
   blasé. La fois d'après, tu t'y prends mieux : tu ne distribues plus
   seulement un tract aux convaincus, tu édites carrément un journal à
   destination de tout le quartier, tu interviens dans une radio
   associative, tu portes le combat sur Internet. Mais toujours pas de
   réaction. Pourquoi personne ne t'écoute ? Y a-t-il quelque chose
   qui cloche dans ton message ou faut-il incriminer l'indifférence de
   tes contemporains, qui ne retiennent que les informations triées
   par la télévision ? Ce n'est peut-être ni l'un ni l'autre. Peut-
   être le problème tient-il à ton idée préconçue selon laquelle les «
   gens » devraient écouter ce qu'on leur dit au seul motif qu'on a
   raison. Ce qui est peut-être en cause, autrement dit, c'est le
   modèle de communication dont nous avons hérité et auquel nous
   souscrivons à notre insu jusque dans nos formes « radicales » de
   contestation. Imaginer d'autres modèles n'offrira pas de garantie
   contre les frustrations de l'échec, mais au moins cela permettra de
   mieux en comprendre les ressorts et d'enrichir nos pratiques
   politiques.

   La gauche traditionnelle accorde souvent une confiance aveugle à la
   force de ses arguments. L'illusion prévaut que la diffusion d'un
   contenu de gauche suffira à emporter l'adhésion et à modifier les
   rapports de forces. L'expérience a pourtant montré à maintes
   reprises que les contenus les plus pertinents restaient sans effet
   notable s'ils s'embourbaient dans le terrain de l'adversaire. Face
   au pouvoir de conditionnement des médias, la lutte est par trop
   inégale. « La question n'est pas de savoir si les médias sont
   manipulés, mais qui les manipule », disait déjà Hans Magnus
   Enzensberger en 1970. Quelques années plus tôt, l'école de
   Francfort s'en était prise à la culture en tant qu'industrie des
   consciences, affirmant que c'était contre elle et non avec elle
   qu'une résistance pouvait se déployer. Certains en ont déduit qu'il
   fallait non seulement exproprier Axel Springer, le tout-puissant
   éditeur du Bild Zeitung, mais aussi lancer un « Bild de gauche »
   afin d'inverser la tendance. Mais un tel mot d'ordre recèle une
   autre illusion, qui consiste à penser que le contrôle d'un média de
   masse permet de contrôler les esprits. Le pouvoir médiatique ne
   doit être ni minimisé ni surestimé. Le socialisme bureaucratique
   des pays de l'Est tenait les organes de presse au creux de sa main,
   et cela n'a pas empêché les citoyens de se forger leur propre
   vision du monde. Plus récemment, lors des référendums sur le traité
   constitutionnel européen, les électeurs de plusieurs pays ont
   massivement ignoré le matraquage « oui-ouiste » asséné sur les
   plateaux de télévision.

   Les modèles de communication sont toujours des images réduites et
   technicisées d'un processus autrement plus complexe. Ils peuvent
   aider néanmoins à clarifier les conditions permettant d'ouvrir
   d'autres pistes dans ce domaine. La thèse de la manipulation
   évoquée plus haut repose sur un modèle d'une grande simplicité,
   celui d'une chaîne linéaire reliant l'émetteur – industriel et
   centralisé dans le cas des médias de masse – à son récepteur. Ce
   modèle présuppose non seulement que les informations diffusées par
   l'émetteur parviendront intactes jusqu'à son récepteur, mais aussi
   que ce dernier les interprétera dans le sens voulu par l'émetteur.
   Le niveau de conscience de l'usager serait donc mécaniquement
   corrélé au degré de véracité des informations fournies par les
   journaux, à la qualité des émissions produites par la télévision et
   au contenu des messages publicitaires. Dans cette conception
   verticale de la communication, le peuple forme une sorte de masse
   argileuse qui ne s'abreuve qu'aux vérités qui pleuvent sur elle. Or
   le contrôle qui s'exerce sur cet arrosage n'implique nullement une
   capacité d'influence sur la manière dont il sera accueilli. Après
   tout, le récepteur dispose encore de ce reste de liberté qui
   consiste à interpréter à sa guise les messages qu'il reçoit.

   En réalité, l'espace de la communication de masse est saturé
   d'interprétations déviantes et contradictoires. Prenons l'exemple
   des « débordements » observés à l'issue d'une manifestation : des
   images de canons à eau et de policiers casqués traversent
   fugitivement l'écran. Bien que le journaliste montre plus de
   bienveillance pour la « fermeté » des forces de l'ordre que pour la
   « violence » des manifestants, il n'est pas dit que le
   téléspectateur hoche la tête en marmonnant « Bien fait pour ces
   gauchos ». Il peut aussi bien soupirer un « Enfoirés de flics… ».
   Le mode de réception d'une nouvelle dépend de multiples facteurs,
   dont la plupart échappent à l'emprise des médias. Ces derniers
   peuvent orienter, altérer ou dévoyer une information, et même la
   fabriquer de toutes pièces, mais ils ne peuvent pas la clouer dans
   les têtes. Or ce qui est vrai pour la presse l'est aussi pour la
   gauche : un message de contestation délivré par voie médiatique
   s'expose aux mêmes aléas de réception – et parfois au même
   discrédit – qu'un éditorial ou un reportage.

   Cette difficulté pèse moins lourd dans le cadre d'une communication
   réciproque, lorsqu'on peut répondre à l'autre et lui poser des
   questions. Le récepteur de l'information est alors en mesure de
   s'assurer qu'il l'a bien comprise dans le sens voulu par
   l'émetteur. Ce qui ne fait pas disparaître les malentendus, comme
   chacun sait, mais présente un avantage certain par rapport au
   discours délivré depuis une tribune ou sur un plateau de
   télévision.

   Umberto Eco va jusqu'à considérer la variabilité des
   interprétations comme une caractéristique fondamentale de la
   communication de masse. Les informations émanent certes d'une
   autorité homogène, mais les lectures auxquelles elles donnent lieu
   sont aussi hétérogènes que les situations vécues par leurs
   destinataires. L'art et la manière dont on accorde du sens à une
   information constituent ce que les sémiologues appellent un code.
   Eco cite l'exemple d'une publicité pour un réfrigérateur : sur un
   employé de banque milanais, elle agira sans doute comme une
   stimulation d'achat, alors que le chômeur calabrais la recevra
   plutôt comme un témoignage du monde d'opulence dont il est exclu,
   voire comme une provocation à l'égard de sa condition sociale.
   C'est la raison pour laquelle une publicité peut, dans un certain
   contexte, produire des effets contraires aux intérêts de
   l'annonceur.

   Dans un tel modèle, les messages énoncés par les médias de masse
   restent donc ouverts à un vaste éventail d'interprétations. Ils ne
   trouvent leur sens que dans la lecture que l'usager veut bien en
   faire. Et ce qui vaut pour la communication industriellement
   calibrée vaut aussi, de façon plus atténuée, pour la communication
   directe et réciproque.

   Le code d'un récepteur s'élabore et évolue au gré de ses
   conditionnements – famille, éducation, culture, habitat, situation
   économique et sociale… En ce sens, le consommateur de médias n'est
   pas un être « libre », mais un sujet. Comme l'explique Friedrich
   Krotz, « le concept de sujet ne désigne pas seulement l'individu en
   ce qu'il est différent des autres, mais aussi sa constitution
   sociale et culturelle, les conduites qu'il a reçues en héritage,
   les influences qui gouvernent son action et sa perception ». Le
   sujet ainsi compris est « fragmenté », c'est-à-dire animé par des
   forces multiples et volontiers contradictoires. Face à un même
   événement, ses réactions peuvent donc varier du tout au tout, en
   fonction des personnes qui l'entourent, du lieu où il se trouve,
   des contrariétés qu'il vient ou non de traverser, etc. Que les
   circonstances changent, même légèrement, et sa grille de lecture en
   sera affectée, parfois même bouleversée. Bien sûr, le sujet ne se
   réduit pas à sa seule subjectivité. Ce n'est pas un cerf-volant
   ballotté au gré du vent : la conscience – morale, sociale,
   politique – qu'il a bâtie au fil des ans lui permet de prendre du
   recul et d'harmoniser ses codes de perception. Mais ce travail de
   réglage n'échappe pas non plus aux déterminants extérieurs. Le
   sujet aura tendance par exemple à privilégier les interprétations
   jugées « normales » au regard des conventions sociales. C'est même
   ainsi que la « normalité » se reproduit, en une boucle interminable
   difficile à dénouer.

       La guerre des mondes

       New York, 30 octobre 1938. Sur l'antenne de CBS, Orson Welles
       et son « Radio Theater Group » mettent en scène une pièce
       radiophonique tirée du classique de la science-fiction La
       Guerre des mondes. Des Martiens débarquent sur Terre,
       pulvérisent des centaines de personnes à coups de rayons laser
       et s'emparent de l'Amérique. Mais, au lieu de lire le récit,
       Welles et ses collègues optent pour le faux reportage. Des
       séquences « info » captées sur le terrain, au milieu des
       extraterrestres et de leurs victimes fumantes, alternent au
       montage avec des morceaux de musique et des bulletins météo.
       L'impact est colossal. L'émission déclenche une hystérie
       collective, des milliers de gens en proie à la panique
       s'enfuient de chez eux, des jours plus tard on en trouvera
       encore qui déambulent dans les bois ou les tunnels du métro, à
       la recherche d'un abri.

   D'un autre côté, le sujet s'expose en permanence à des opportunités
   de lecture dissidente. Quiproquos, malentendus et interprétations
   fallacieuses prolifèrent dans son réseau de communication. Les
   sociologues parlent à ce sujet d'un « déficit de compétence »,
   Umberto Eco préfère y voir une tactique sociale délibérée, qui
   confronte le code de l'émetteur à un « décodage déviant » et fixe
   ainsi des limites à son autorité. Soumettre un message à des
   interprétations variées, les commenter et les discuter pour
   finalement « retourner la signification de ce message » (Eco),
   telle est le principe de base de tout détournement. La question qui
   nous intéresse, c'est évidemment de déterminer sous quelles
   conditions une telle tactique peut s'épanouir.

       Satanistes pour la vie

       Les signes de croix et la foi en Jésus ne leur apportent qu'un
       maigre réconfort lorsque les anti-IVG du « Pro Life Action
       Network », réunis à Chicago en avril 1996, reçoivent le renfort
       intempestif d'un groupe de satanistes. Tout habillés de noir et
       couverts de breloques lugubres, les adorateurs du Malin font
       sonner les trompettes du Jugement dernier avant de saluer le
       leader des anti-IVG, Joseph Scheidler : « Heil Satan, Heil
       Scheidler ! » Puis ils scandent : « N'avortez pas l'Antéchrist
       ! », « Sauvez une âme pour Satan ! », « Au diable les droits
       des femmes ! »

       Dans un tract, les « Satanistes pour la vie » manifestent leur
       solidarité aux bons chrétiens de l'Operation Rescue, une
       campagne visant à « sauver » des fœtus en agressant les
       médecins soupçonnés de pratiquer des IVG. « Moins
       d'avortements, c'est plus d'âmes pour Satan, et donc plus de
       viols, de meurtres, de guerres et de péchés », observent-ils.
       Et d'ajouter : « Nous saluons les efforts constants du
       mouvement “Pro Life” en vue de préserver ses liens avec les
       milices et les membres du Ku Klux Klan. » Plaidant pour la
       purification « par le feu » des « usines à avortements », les
       suppôts de Lucifer soulignent par ailleurs la communauté
       d'intérêts qui soude fondamentalisme religieux, identité
       chrétienne et satanisme. Pour finir, ils rendent un hommage
       appuyé au « guide spirituel » des anti-IVG, Joseph Scheidler,
       digne successeur du maître en occultisme Adolf Hitler, lui
       aussi adversaire déterminé du droit à l'avortement.

   En Allemagne, lors de la révolution bourgeoise de 1848, les
   protestataires paysans décodaient à leur manière les messages des
   élites. L'abolition de la loi sur la presse, annoncée comme un pas
   décisif vers la liberté d'expression, fut ainsi « interprétée au
   premier chef comme une abolition des taxes et du harcèlement
   infligés par les classes dominantes ». Les paysans s'appropriaient
   une valeur clé du système bourgeois libéral pour la délivrer de ses
   attaches idéologiques et la transférer sur leur terrain. Ainsi
   réinvestie, la mesure prenait une signification pleinement concrète
   et mobilisatrice. D'une liberté lointaine, circonscrite à la
   presse, les paysans tiraient l'espoir de se libérer ici et
   maintenant, ce qu'ils firent en se soulevant contre le nouveau
   pouvoir. « Nous prenons la liberté de faire du mal à ceux qui nous
   en faisaient jusqu'à présent », indiqua un meneur du mouvement.

   De ce type d'épisode, Umberto Eco tire la conséquence suivante : la
   résistance à la communication de masse n'induit pas nécessairement
   de s'attaquer à l'émetteur, mais plutôt d'agir sur le récepteur. Au
   lieu de conquérir le fauteuil d'un patron de presse (ou de se créer
   le sien, projet sans doute un peu moins irréaliste), il
   conviendrait de provoquer un décodage négatif de ses produits.
   Subvertir le contenu du message imposerait en somme d'intervenir
   sur place auprès de toutes les personnes auxquels il s'adresse. «
   Il s'agit d'occuper les premières places devant chaque poste de
   télévision partout dans le monde », professe Eco, sans révéler
   toutefois comme il compte s'y prendre. Envahir tous les salons
   équipés d'un téléviseur, de surcroît au même moment ? Mouais… La «
   guérilla sémiologique » du maestro italien aurait peut-être besoin
   d'un décodeur, elle aussi.

   La théorie d'Umberto Eco pose un problème plus sérieux. Lorsqu'il
   préconise de « contrôler le message et ses multiples possibilités
   d'interprétation », il semble adopter la logique pastorale qu'il
   prétend dénoncer, à savoir l'idée que le peuple est un troupeau de
   moutons que le berger doit guider vers son salut. Soit on prêche
   aux gens la « bonne » parole, option récusée par Eco, soit on leur
   inculque une « bonne » interprétation des mauvaises paroles
   d'autrui, option qui a manifestement ses faveurs. Dans les deux
   cas, émancipation rime avec manipulation et avec domination.

       Les casseurs jouent Wagner

       À l'occasion d'une visite du président américain Ronald Reagan
       à Berlin en 1982, le Bild Zeitung s'indignait : « Pendant la
       bataille de la Nollendorfplatz, les casseurs envoyaient la
       “Chevauchée des Walkyries” de Richard Wagner, tirée du film
       antiguerre Apocalypse Now, depuis des gros haut-parleurs
       installés aux fenêtres d'un squat. Les murs étaient barbouillés
       de paroles de haine telles que “Kill Reagan now” [Tuez Reagan
       maintenant]. » La « bataille » à laquelle faisait allusion le
       quotidien d'Axel Springer constitue jusqu'à ce jour l'un des
       faits d'armes les plus légendaires du mouvement pacifiste
       allemand et des squatters berlinois. Jamais illustration
       musicale n'avait été aussi judicieusement choisie que ce jour-
       là.

   Les réflexions d'Eco présentent néanmoins deux avantages : elles
   suggèrent que la communication politique peut constituer un champ
   d'action intéressant, mais elles illustrent aussi l'écueil de la
   posture éducative. Pour intervenir sur l'une sans céder à l'autre,
   il faut chercher non pas à contrôler les interprétations, mais à
   faire émerger des situations pouvant déclencher un éventail
   d'interprétations différentes, dissidentes ou anticonformistes pour
   certaines d'entre elles, et à miser sur ces dernières pour ouvrir
   une brèche dans le mur de la normalité.

   La phrase rabâchée de Marshall McLuhan – « The medium is the
   message » (Le média est le message) – inverse le postulat selon
   lequel un message n'a de valeur que par son contenu. Même si
   l'affirmation opposée – le contenu, on s'en moque – paraît
   excessive, il ne fait néanmoins aucun doute que le mode de
   transmission influe sur la nature et le sens du message transmis.
   Si l'on considère par exemple le rôle de la télévision au service
   du pouvoir, il saute aux yeux que la situation qu'elle crée (tout
   le monde est affalé devant son poste et ingurgite passivement des
   images et des informations) est au moins aussi importante que les
   programmes qu'elle diffuse.

   Il y a eu – et il y a encore – maintes tentatives pour modifier les
   situations de ce type. Elles consistent en général à introduire un
   élément de réciprocité dans la communication de masse. En 1932,
   Bertolt Brecht réclamait déjà que la radio ne serve pas seulement à
   éduquer le public, mais qu'elle permette aussi au public d'éduquer
   les maîtres. De nombreux médias alternatifs tentent de concrétiser
   cette idée en donnant la parole à leurs usagers. Certains, comme
   Radio Alice en Italie, ont élaboré un dispositif sophistiqué pour y
   inclure leurs auditeurs et désarticuler la lecture « officielle »
   de l'information. L'Internet a évidemment décuplé ces possibilités.

   Mais la situation compte pour beaucoup aussi dans les formes non
   médiatiques de communication. Prenons l'exemple d'un discours
   politique ou militant, prononcé par une personne seule au
   microphone devant d'autres personnes dont elle réclame, ou du moins
   espère, le silence et l'attention. Si personne ne l'écoute, c'est
   peut-être en raison de ses arguments défaillants, ou de son jargon
   impénétrable, ou de sa voix de crécelle, ou de certains mots qui
   agissent d'emblée comme un épouvantail sur une partie du public («
   impérialisme », par exemple), mais c'est peut-être également du
   fait même de la situation, et de la contrainte qu'elle fait
   implicitement peser sur chaque auditeur. Et même si le discours
   trouve des oreilles attentives, ou compatissantes, c'est encore la
   situation qui détermine en partie s'il en restera quelque chose
   dans la mémoire des gens.

   Bien évidemment, la communication-guérilla n'est pas là pour aider
   à « emballer » le contenu afin qu'il « passe » mieux, ni pour
   expliquer aux gens ce qu'ils doivent en penser. Son rôle, c'est de
   mettre à disposition de chaque sujet une large palette
   d'interprétations inattendues. La lecture critique, ironique ou
   déviante d'un fait ou d'un message n'a pas besoin d'être enseignée,
   elle découle de la vie quotidienne de chacun, de la somme de ses
   connaissances et de ses expériences. Dans nombre de situations, une
   partie importante du public aura pourtant tendance à se porter
   spontanément sur l'interprétation la plus « normale », c'est-à-dire
   celle qui reproduit le plus sûrement la logique du pouvoir – pour
   ne pas se faire remarquer, pour avoir la paix, pour se ménager la
   faveur de l'entourage ou pour toute autre raison de circonstance.
   Une stratégie payante consisterait donc à créer des situations qui
   activent les ressources critiques de ces personnes. Ce qui, dans un
   premier temps, nécessite de perturber les modèles d'interprétation
   dominants. Pour ce faire, pas besoin d'une théorie abstraite. Il
   suffit de s'inspirer de la vie quotidienne, où la différence
   apparaît clairement entre ce qui est normal et ce qui ne l'est pas.

   Notre objectif est double : déconstruire les codes du pouvoir et
   leur substituer des codes émancipateurs. Ce que les personnes
   concernées en feront ensuite, et si leurs interprétations nous
   plairont ou non, impossible de le prédire, et tant mieux. Il faut
   garder à l'esprit que l'on ne pourra semer quelques graines
   d'utopie qu'à la condition de ne jamais confondre action politique
   et technique de persuasion. Il s'agit de labourer le champ des
   possibles, non d'y planter un drapeau.

   Mais pareille tâche nous impose au préalable de réfléchir à la
   manière dont nous utilisons le langage. Quand Jean Baudrillard
   explique que « la connaissance d'un événement n'est que la forme
   réduite de cet événement », il reformule une expérience assez
   largement partagée, celle du gouffre qui sépare un fait de sa
   narration médiatique. « Si un événement (ou un point de vue) cède
   le pas à sa forme réduite (ou simulée), toute son énergie est
   absorbée par le vide », observe Andreas Reimann. Telle un
   aspirateur, la représentation médiatique engloutit le réel dans sa
   cacophonie. Pour Reimann, le langage doit donc « être compris comme
   une pratique, et non comme un système de représentation. Car les
   représentations ne libèrent pas, elles occupent, elles envahissent
   ».

   Un langage émancipateur, « alternatif », ne peut être en
   conséquence qu'un langage libéré du poids de la représentation, un
   langage non refermé sur lui-même et sur un contenu univoque, un
   langage d'esquives, de non-dits et de sables mouvants. Son
   utilisateur ne se soucie pas de communiquer un message, mais de
   détraquer les règles de la communication. Le seul message qu'il
   revendique, en l'occurrence, c'est le refus d'obéir aux codes
   verrouillés de la normalité sociale. En invitant à questionner les
   évidences, il suggère du même coup que l'événement le plus anodin
   recèle peut-être une signification politique.

       Le langage selon William S. Burroughs : un « virus venu de
       l'espace »

       Pour étayer sa théorie des cut-ups, William S. Burroughs
       assimilait le langage à un virus venu de l'espace. Ce postulat
       n'ayant jamais été contesté, il n'est pas plus idiot qu'un
       autre. Le cut-up consiste à créer un texte à partir de
       fragments découpés au hasard des lectures (romans, journaux,
       catalogues de vente par correspondance…), puis remontés de
       manière à faire émerger une signification insolite, plus proche
       du grouillement viral que de la logique cartésienne. Le poète
       de la Beat Generation utilisait cette technique pour son œuvre
       littéraire, mais il s'en servait aussi comme outil
       d'expérimentation pour « activer » le virus langagier sur bande
       magnétique.

       Son protocole de recherche implique l'usage de trois
       magnétophones. Le premier, T-1, incarne l'« organisme
       potentiellement receveur du virus ». Le deuxième, T-2,
       représente le « mécanisme aidant à l'introduction du virus dans
       l'organisme receveur ». Le troisième, T-3, simule l'« effet
       produit par le virus sur l'organisme receveur ». On va
       maintenant enregistrer sur T-1 les propos tenus en privé ou en
       public par un spécimen X, choisi de préférence parmi les hommes
       politiques les plus nuisibles du pays. Au montage, on
       agrémentera ces bribes de discours de bégaiements, de
       toussotements et de formulations vaseuses. Sur T-2 seront
       gravés les sons et grognements émis au cours d'un rapport
       sexuel entre le spécimen X et l'un ou l'une de ses partenaires
       les moins convenables, par exemple sa fille mineure ou son
       jardinier noir. T-3, enfin, contient des cris de haine. Les
       trois enregistrements sont ensuite découpés en petits morceaux,
       puis remontés dans un ordre aléatoire sur une seule bande.
       Après quoi celle-ci est diffusée à fort volume et à portée
       d'oreille de X. Le poète est formel : à chaque fois, X
       s'effondre, agité de spasmes et de sanglots. L'expérience
       démontre donc que le virus langagier n'est pas moins nocif que
       celui de la grippe…

       Burroughs prétendait que la CIA était familiarisée avec cette
       technique et en voulait pour preuve l'abondance des
       enregistrements réalisés dans l'affaire du Watergate. Il
       racontait aussi comment utiliser les cut-ups pour changer une
       manifestation en émeute, ou provoquer toutes sortes d'accidents
       à l'aide d'un magnétophone et d'une sono. Il imaginait les
       excès délirants provoqués par la diffusion de sons sexuels : «
       Des parcs publics remplis d'hommes nus devenus fous, qui
       chient, pissent, éjaculent et crient. C'est l'effet que
       pourrait produire un virus capable d'anéantir tout contrôle de
       l'homme sur lui-même, jusqu'à l'épuisement, les crampes et la
       mort. » Il affirmait que le cut-up permettait également de
       répandre des rumeurs, de discréditer un ennemi politique ou de
       déjouer les impostures des médias. En tant qu'ancien adepte de
       la scientologie, Burroughs en connaissait un rayon sur les
       techniques de manipulation, et peut-être s'en est-il souvenu au
       moment de développer son procédé.

       Ce n'est pas un hasard non plus si la promotion du cut-up
       coïncide avec une période durant laquelle on imputait aux
       médias d'extravagantes capacités de lavage de cerveau. Les
       soupçons n'étaient pas toujours injustifiés, la diffusion
       d'images publicitaires de quelques dixièmes de seconde ayant
       été brièvement autorisée aux États-Unis. C'est de cette époque
       que date la légende urbaine de l'« image subliminale » insérée
       dans un programme pour influencer le téléspectateur. L'intérêt
       du cut-up réside précisément dans son rapport au mythe de la
       manipulation psychique, davantage en tout cas que dans les
       élucubrations de Burroughs sur le sexe ou la CIA.

       L'usage du magnétophone à des fins subversives a d'ailleurs
       inspiré de nombreux groupes militants, aux États-Unis comme en
       Europe. Lors de la visite de Ronald Reagan à Berlin en 1982,
       les manifestants s'équipèrent de centaines de magnétophones
       pour envoyer au même moment des sons de guerre, d'hélicoptères
       et de déflagrations mêlés à des slogans anti-Reagan. Cette
       technique a sans doute encore de beaux jours devant elle. En
       revanche, l'expérience du montage viral à partir de trois
       magnétophones ne semble pas avoir été renouvelée…

   Il est vrai que pareil langage procure à son utilisateur moins de
   confort qu'un argumentaire bien rodé. En tenant un discours, on se
   protège des malentendus, on campe sur le terrain sécurisé de ses
   propres convictions. Mais, du même coup, on reproduit un modèle de
   communication qui participe de l'ordre dominant.

   On nous objectera qu'un langage conçu pour jeter le trouble est
   impropre à formuler une proposition séduisante. À quoi nous
   répondrons qu'une utopie n'est transmissible qui si elle s'appuie
   sur une pratique personnelle. Celle que nous préconisons permet de
   briser l'ennui des convenances en y faisant jaillir une « autre
   réalité », celle du monde dans lequel nous souhaitons vivre demain.
   Nous n'ignorons pas les lourdes pressions qui font obstacle à ce
   désir – la pression venue de l'extérieur, bien sûr, mais aussi la
   pression exercée par notre propre besoin d'appartenance à la
   normalité.

CONTRE-POUVOIR, THÉORIE DES MÉDIAS ET FÉTICHISME DE L'INFORMATION

   La primauté des techniques de communication comme instrument de
   pouvoir – et donc aussi comme outil de contestation – explique
   pourquoi nous ne pouvons plus miser seulement sur la stratégie
   d'éclaireur des organisations de gauche. Ce qui ne veut pas dire
   que les formes classiques de contre-pouvoir soient toutes frappées
   d'obsolescence, loin de là. Face à un ordre capitaliste de plus en
   plus discrédité auprès des peuples, mais toujours souverain dans
   les postes de commandement, la diffusion d'analyses critiques, de
   programmes progressistes et d'appels à la mobilisation demeure une
   arme de première nécessité. Mais elle n'échappe pas au
   questionnement soulevé par toute action militante, de la plus
   radicale à la plus consensuelle : dans quelles circonstances peut-
   elle devenir un moteur de transformation sociale ? À quel prix les
   contre-pouvoirs démocratiques – partis, syndicats, associations,
   médias « de gauche » ou alternatifs – peuvent-ils ouvrir une brèche
   dans l'inertie du quotidien ?

   Le cas de la presse indépendante indique bien la nature du
   problème. Dans les mouvances de gauche, l'idée a longtemps prévalu
   que le degré de mobilisation populaire dépendait du nombre et du
   dévouement des avant-gardes éclairées. À force de prêcher la bonne
   parole aux masses, on déclencherait une réaction en chaîne qui
   finirait tôt ou tard par exploser à la figure du patronat et du
   gouvernement. C'est dans cet espoir que tant de journaux plus ou
   moins éphémères ont vu le jour au fil des cinq dernières décennies,
   idéologiquement disparates mais tous convaincus qu'il suffirait de
   propager les informations tues par la presse bourgeoise pour «
   faire bouger les choses ». Le modèle implicitement à l'œuvre dans
   ces projets établissait une relation causale entre information,
   conscience et action. Substituez les bonnes idées aux mauvaises,
   martelez aux dominés ce qui est bon pour eux et vous verrez qu'ils
   se soulèveront comme un seul homme contre les dominants.

   Le bilan de cette illusion n'est pas tendre pour ses protagonistes.
   Le public dispose aujourd'hui d'un accès presque illimité à toutes
   sortes d'informations potentiellement gênantes pour le pouvoir, y
   compris au sein même des médias bourgeois. Le problème ne tient
   donc pas à l'information, mais à son manque criant de conséquences.
   Les médias alternatifs qui survivent encore à la marge du système
   le savent bien : leur fonction ne consiste plus à prôner
   l'insurrection, mais à entretenir l'identité sociale, politique ou
   culturelle de leur lectorat, conçu non plus comme une avant-garde,
   mais comme une « niche » autonome.

   Dans un ouvrage commun publié au début des années 1970, le cinéaste
   Alexander Kluge et le sociologue Oskar Negt observaient non sans
   lucidité que les sujets ne s'appropriaient la « représentation du
   réel » que lorsqu'ils se savaient en mesure d'intervenir sur ce
   réel : « Seule la possibilité d'agir donne de l'intérêt à une
   description du monde. » Autrement dit, l'importance d'un événement
   ne tient pas tant à ce qu'en disent les médias qu'à ce qu'en font
   les gens. Opinion publique et contre-pouvoir ne se réduisent pas
   aux dimensions d'un écran plat, d'un poste de radio, d'une page de
   journal ou d'un site Internet. Même si l'intérêt des groupes de
   presse et de leurs nombreux obligés (experts, sondeurs,
   publicitaires, hommes politiques, intellectuels en tournée de
   promotion, etc.) impose de prétendre le contraire, mener une action
   en spéculant sur son impact médiatique est une stratégie perdante.
   Qu'elle séduise toujours autant ne laisse pas de surprendre.

Pratique sociale

   Cette conception contre-productive du rapport aux médias, qui
   domine y compris au sein de la « gauche de la gauche », oblige à
   porter un autre regard sur la crise de la presse écrite
   alternative. Autrefois foisonnants, aujourd'hui raréfiés ou
   moribonds, les journaux indépendants (militants, satiriques,
   underground…) ont connu un âge d'or où leurs écrits, à défaut de
   provoquer la révolution, entraient en résonance avec une frange non
   négligeable du « peuple de gauche ». Est-ce à dire que les gens «
   fonctionnaient mieux » en ce temps-là ? Avançons plutôt l'hypothèse
   que la bonne santé du mouvement social rendait moins
   préjudiciables, ou moins voyantes, les carences des médias en
   général, alternatifs ou non. Quand des journalistes engagés
   s'enorgueillissaient d'avoir œuvré à l'émancipation des masses, ce
   n'était peut-être pas l'excellence de leurs arguments qui avait
   piqué l'intérêt des citoyens pour tel ou tel thème ou telle ou
   telle information. Peut-être cet engouement collectif était-il
   plutôt le reflet des changements sociaux qui s'opéraient alors, sur
   fond de bouillonnement critique et d'initiatives tous azimuts. On
   peut imaginer, autrement dit, que si la presse de gauche a irrigué
   la contestation, celle-ci a davantage encore fécondé la presse de
   gauche. En Allemagne, les mouvements pacifistes, féministes ou
   antinucléaires ont fourni à ces journaux un solide point d'appui en
   même temps qu'une abondante source d'informations. En retour, ces
   derniers n'avaient guère de peine à se trouver un public. La
   jonction ainsi faite, ils pouvaient jouer pleinement leur rôle pour
   fluidifier les réseaux et consolider l'identité de ces mouvements –
   un rôle plus convaincant et mieux assuré sans doute que celui de «
   contre-pouvoir ». En perdant leur socle, les médias alternatifs ont
   aussi perdu la meilleure part de leur raison d'être. L'information
   indépendante demeure un bien précieux, mais en l'absence de liens
   avec une pratique sociale, elle opère dans le vide.

       Carton rouge pour le Vietnam

       17 novembre 1967. Le VfB Stuttgart rencontre à domicile le
       Borussia Dortmund. Pour ce match phare de la Bundesliga, une
       demi-douzaine de fins gauchistes se sont donné rendez-vous au
       Neckarstadion. Dans ces années-là, les supporters sont encore
       de gentils garçons, chacun peut apporter au stade ce qu'il veut
       – drapeaux, banderoles, instruments de musique. Nous, en plus
       du reste, on a embarqué deux bouteilles de schnaps, pour lutter
       contre le froid, mais aussi pour corrompre nos voisins de
       tribune.

       Vers la moitié de la première mi-temps, alors que la foule n'a
       d'yeux que pour le match, nous déroulons tout doucement notre
       première banderole : « Borussia salue les copains de Hanoi ! »
       C'est un préjugé de croire que les fans de football sont
       nécessairement des cancres en politique. Le public comprend
       donc sur-le-champ que les « copains de Hanoi » désignent en
       fait les habitants de Württemberg, identifiables à l'expression
       « Ha Noi ! », qui veut dire « Ah non ! » en dialecte souabe.
       Les regards restent concentrés sur le terrain de jeu, mais dès
       que faiblit l'intensité du match, ils se reportent avec
       curiosité sur notre banderole. Certains paraissent se demander
       si le « Hanoi » est vraiment destiné à ces pauvres types de
       Württemberg, ou si cela ne cache pas autre chose. Entre deux
       actions prometteuses sur le terrain, des dizaines de milliers
       de paires d'yeux contemplent les six intrépides
       révolutionnaires de Stuttgart.

       Le moment est venu de faire circuler nos bouteilles. Le froid
       et le schnaps l'emportent sur la méfiance réciproque. Même si
       la violence reste exceptionnelle en ce temps-là, les « Dégage !
       » et les « Va te faire enculer en Sibérie ! » appartiennent
       déjà au répertoire du stade, et un coup dans les dents est vite
       parti. Nous, bien sûr, on ne vaut pas tripette à la bagarre,
       mais on déroule quand même notre seconde banderole. Un
       grondement désapprobateur monte des gradins lorsque le dernier
       mot apparaît : « Le VfB salue le courageux Vietcong ! » Cette
       fois, pas de malentendu possible.

       Les bouteilles continuent de passer de main en main, mais nos
       voisins nous tournent ostensiblement le dos. En bas, dans la
       zone de touche, les petits hommes verts s'agitent fébrilement,
       le képi dressé dans notre direction. Leur montée dans les
       tribunes nous vaut non seulement l'attention du public, mais
       aussi celle des caméras de télévision et des photographes
       sportifs. Quand les policiers arrivent en haletant pour nous
       chiper nos banderoles, tout le stade nous contemple, y compris
       les joueurs, qui laissent le ballon sortir en touche. On en
       sera quitte pour une visite au poste et une confiscation de
       notre matériel.

       Le lendemain, l'affaire s'étale dans les journaux. La
       consternation est générale : quoi, même le sport n'est plus à
       l'abri de la politique ? ! Deux ou trois jours plus tard, c'est
       au tour du VfB Stuttgart de publier un démenti indigné,
       certifiant que le club n'a jamais salué les combattants nord-
       vietnamiens. Ça reste à prouver…

Battre la campagne du campaigning

   Si l'on considère l'information produite par les « grands » médias,
   il semble pourtant à première vue qu'elle ait des conséquences bien
   réelles. Des thèmes chers à la gauche militante, tels que
   l'écologie ou le surarmement, font l'objet d'enquêtes approfondies
   et parfois retentissantes, qui contraignent régulièrement les
   politiques à prendre position. C'est de bonne grâce également que
   la presse bourgeoise prête l'oreille à certaines campagnes de
   protestation, comme celles de Greenpeace, qui accèdent ainsi à une
   forte notoriété. Dans certains cas, la résonance médiatique peut
   même aboutir à un résultat tangible et appréciable, ainsi que l'a
   montré le mouvement de soutien au détenu politique américain Mumia
   Abu-Jamal : après de longues années d'actions déterminées mais
   improductives, il a suffi que les médias répercutent la campagne de
   ses défenseurs pour que la peine de mort du militant noir soit
   sinon annulée, du moins différée dans son application.

   Il apparaît donc qu'une utilisation judicieuse de l'appareil
   médiatique permette non seulement de « faire du bruit », mais aussi
   d'engranger des points. À la condition, bien sûr, que l'on se
   soumette aux règles et aux caprices des industriels de
   l'information. Professionnalisme, sens du marketing et média-
   compatibilité deviennent alors des critères essentiels de l'action
   politique. Le fétiche de l'« événement » détermine l'orientation de
   la lutte – images sensationnelles propres à enivrer les chaînes de
   télévision dans le cas de Greenpeace, technique du storytelling et
   des bandeaux choc dans le cas de Mumia, « l'homme qui a écrit un
   livre depuis le couloir de la mort ». Une campagne de presse
   réussie – les initiés préféreront parler de campaigning – impose de
   se borner à des interventions ponctuelles, spectaculaires et «
   réalistes », couplées à des propositions simples adressées aux
   consommateurs : ne faites pas le plein dans les stations Shell, ne
   mangez pas du thon, envoyez un courrier au juge Sabo.

   Il faut l'admettre, cette stratégie présente l'avantage de ne pas
   malmener ses destinataires. Elle leur permet au contraire de se
   considérer comme les acteurs d'une noble cause, leur épargnant
   l'inconfort d'un examen critique de la société dans son ensemble,
   même quand celle-ci n'est pas étrangère à l'injustice qu'il s'agit
   de réparer. Quand des dominants joignent leurs voix à la
   mobilisation « citoyenne » – comme le vice-chancelier allemand
   Klaus Kinkel, du Parti libéral, offrant sa signature en soutien à
   Mumia –, cela ne sera pas perçu comme un problème, mais comme un
   don du ciel. Cette stratégie mise sur une simulation de pratique
   sociale, de la même manière que les « défilés à la bougie »
   simulent une pratique antiraciste qui fait défaut dans la vie
   quotidienne. Un appel à boycotter les stations Shell parce que
   cette compagnie pollue la mer du Nord – et donc à faire plutôt son
   plein chez Total, qui pollue aussi, mais dans des mers plus
   éloignées des plages allemandes – se médiatise sans aucune
   difficulté. En revanche, promouvoir une pratique sociale fondée sur
   un modèle autre que celui de la surconsommation pétrolière ne va
   pas rameuter les caméras, parce qu'une telle pratique demande des
   explications, des tentatives, des choix radicaux, de l'irréalisme –
   toutes choses qui n'ont pas leur place dans le déversoir à sens
   unique du campaigning.

Contre-pouvoir sur Internet

   Et Internet, alors ? Les nouvelles technologies ne représentent-
   elles pas une formidable aubaine pour les contestataires, les
   mouvements sociaux, la gauche de la gauche ? Dans les conversations
   à ce sujet, il est rare que les intéressés ne finissent pas par
   dépasser leurs querelles en faisant bloc autour du fétiche de l'«
   information » – « information pour tous », il va sans dire.

   Cependant, une fois admis que les possibilités d'échange, les mises
   en réseau et les ressources de savoir mises à la disposition de
   l'internaute font du Web un outil prometteur, et peut-être bientôt
   irremplaçable, on en revient toujours à la question du lien entre
   information et action, entre média et pratique sociale. Internet
   est le premier média de masse à autoriser une réciprocité réelle
   entre émetteurs et récepteurs d'informations, chaque usager étant
   lui-même un média en puissance. Est-ce le cadre approprié pour
   bâtir des « zones d'autonomie temporaire », comme les appelle Hakim
   Bey, où les règles et les conventions de l'ordre dominant
   s'aboliraient pour un instant au moins ? Et, si oui, quel impact
   cela peut-il produire sur l'existence sociale des internautes hors
   de leur écran ?

   Une manière simple de balayer l'hypothèse d'une toile politiquement
   utile consiste à opposer le « monde virtuel » du cyberespace à la «
   vraie vie » du « monde réel ». Cette vision binaire et
   insidieusement naturaliste nous paraît des plus contestables.

       Les « Indiens de la ville » piègent un Premier ministre

       Dans les années 1970, un mouvement fécond fait bouillonner les
       villes italiennes de Rome, Milan et Bologne : les Indiani
       Metropolitani. Ces jeunes « Indiens de la ville » s'attaquent
       hardiment aux élites régnantes, mais aussi aux forteresses de
       la gauche institutionnelle, notamment le Parti communiste. Leur
       originalité consiste principalement à revendiquer pour les
       masses ce que l'on ne consent en général qu'aux avant-gardes
       artistiques : l'insoumission aux règles, l'improvisation
       langagière, l'expression libre et hors contrôle.

       Pièce maîtresse de ce mouvement, Radio Alice connaîtra un
       destin bref, mais marquant. Créée en septembre 1976 à Bologne,
       alors la ville rouge d'Italie, cette radio pirate se conçoit
       comme un espace social ouvert aux auditeurs, qui peuvent à tout
       moment occuper l'antenne et même dialoguer entre eux. Mais
       c'est aussi un organe de lutte qui excelle dans le brouillage
       des codes de communication utiles au pouvoir. Une de ses
       méthodes de prédilection est le « commentaire indirect », qui
       permet d'éclairer la signification d'un texte en le truffant de
       scories : lecture ânonnante, fautes de prononciation,
       intonations fantaisistes ou calquées sur le mode oratoire des
       discours officiels, inversion de mots ou de lettres, extension
       de certaines syllabes, pauses mal placées, bafouillages,
       bégaiements, borborygmes…

       Pour tourner en dérision la phraséologie des dominants, Radio
       Alice dispose aussi d'une méthode plus directe : le «
       commentaire critique ». Il s'agit cette fois de retourner
       l'arme du langage contre ceux qui la monopolisent à des fins de
       domination ou d'enrichissement. Exemple : un beau matin, le
       Premier ministre mafieux Giulio Andreotti roupille encore
       lorsque le téléphone sonne sur sa table de chevet. À l'autre
       bout du fil, Gianni Agnelli, le tout-puissant patron du groupe
       Fiat, qui réclame le soutien du gouvernement pour mater une
       grève dans ses usines. D'une langue pâteuse, Andreotti
       s'empresse de l'assurer de sa totale et indéfectible loyauté.
       Il ne se doute pas que son interlocuteur est un animateur de
       Radio Alice et que leur conversation, retransmise en direct,
       est en train de faire hurler de rire tous les auditeurs de la
       station. Jamais la théorie du capitalisme d'État n'avait reçu
       une illustration aussi divertissante. L'histoire ne précise pas
       comment les pirates se sont procuré le numéro de téléphone
       personnel du Premier ministre…

       Radio Alice juge plus intéressant de conduire l'adversaire à se
       démasquer lui-même que de le critiquer de loin. C'est aussi
       plus dangereux : en mars 1977, six mois seulement après son
       apparition sur les ondes, la radio des « Indiens de la ville »
       est prise d'assaut par la police et mise hors d'état d'émettre.
       Le Parti communiste italien applaudit cette fin prématurée,
       signe que les grandes menaces font les grandes alliances.

   Peut-être est-ce justement le caractère non « authentique » de la
   communication par Internet qui nous donnera la chance de désamorcer
   nos identités sociales, si prégnantes partout ailleurs. Reste à
   savoir qui seront les acteurs de ce possible progrès – 90 % de
   classes moyennes blanches, citadines et lettrées, comme chez les
   militants de gauche ? Combien de temps faudra-t-il avant que cet
   espace de relative liberté ne soit domestiqué par la censure
   juridique et policière ? Comment éviter que nous nous retrouvions
   enrôlés dans l'avant-garde d'un nouveau processus de modernisation
   du capitalisme ? Comment s'assurer que nos pratiques ne fassent pas
   l'objet d'une réappropriation commerciale par les médias bourgeois
   qui, faisons-leur confiance, ne vont pas laisser longtemps le
   cyber-gâteau à l'écart de leurs fourchettes ? En attendant de voir,
   profitons-en, mais la prudence est de mise face au mythe de la «
   société de l'information ».

« Oublions tout et en avant ! »

   Que déduire de ces réflexions en termes de pratique politique ? À
   nos yeux, une véritable politique de gauche devrait avoir pour
   principal objectif de rendre à nouveau pensables des rapports
   sociaux libérés du carcan hégémonique. Pareille tâche impose de
   prendre conscience que l'idéologie dominante n'épargne plus aucun
   secteur de la société, et qu'elle gangrène jusqu'aux modes de
   représentation adoptés par chacun d'entre nous. Les seuls contre-
   pouvoirs qui échappent à l'absorption ou à l'affadissement se
   voient réduits à la portion congrue d'un fanzine ou d'un
   groupuscule, ce qui n'enlève rien à leur utilité, mais oblige à
   reconquérir des espaces situés hors de leur périmètre. Une pratique
   de transformation sociale ne peut se développer sans l'appui d'une
   utopie concrète enracinée dans la vie de tous les jours, une utopie
   politique mais surtout culturelle. Les médias alternatifs ont à cet
   égard un rôle important à jouer, même si maints responsables – dont
   on connaît l'affection pour les stratégies d'envergure planétaire –
   la jugeront trop humble : offrir un point d'accroche et de partage
   pour des actions dissidentes quotidiennes. C'est peu, eu égard aux
   grandes espérances passées, mais ce n'est déjà pas si mal.

LE RIRE SAUVAGE, OU LE POUVOIR SUBVERSIF DE L'AMBIVALENCE

       « L'autorité a un nez de cire, on peut le modifier à l'infini.
       »

       Alain de Lille, XIIe siècle.

       « Assurez-vous une place au premier rang pour le jour de
       l'Apocalypse, devenez Luther Blissett. »

       Luther Blissett, XXe siècle.

   Il est temps à présent d'évoquer le rire. Le rire dangereux, celui
   qui présente un risque pour le rieur et une menace pour l'ordre
   public. Le rire de raison, auquel on n'entend rien si on l'approche
   de manière raisonnable. C'est pourquoi, ayant lu ce texte, vous
   vous dépêcherez de le tailler en pièces, d'inscrire le nom des huit
   plus grosses puissances économiques du globe sur des bouts de
   papier et d'en faire une guirlande dont vous garnirez vos
   toilettes. Récitez en même temps, mais à l'envers, les vœux du
   président de la République aux corps constitués. Faites ce que vous
   voulez mais, surtout, ne riez pas !

   Car, n'est-ce pas, il n'y a pas de quoi rire. La Terre tremble de
   fièvre. Le trou de l'ozone et la fonte des calottes glaciaires
   annoncent une catastrophe climatique planétaire. Les forêts
   agonisent, la biodiversité dépérit. La population mondiale explose,
   les sources d'énergie et les réserves d'eau se tarissent, une île
   de déchets en plastique grande comme le Texas dérive au large du
   Pacifique. Le globe paraît aux prises avec les chevaliers de
   l'Apocalypse : guerres, famines et épidémies submergent les
   continents, de nouvelles allergies et des virus inconnus pullulent,
   les banques deviennent folles comme les vaches, les prédateurs de
   la finance dévorent des populations entières. Les sociétés
   vacillent, les familles se délitent, le fanatisme fait des ravages.
   Dans les entreprises, les médias, les écoles, les rues et les
   commissariats, la violence grandit. Corruption, pillage, exodes,
   dictatures et crime organisé accablent les pays pauvres tandis que
   dans les pays riches une déferlante de contre-réformes emporte
   l'héritage des conquêtes sociales – retraites, santé, éducation,
   droit du travail. La rationalité occidentale s'est heurtée à ses
   limites. L'Église et la science sont en crise, la Terre a cessé
   depuis longtemps d'être au centre de l'Univers. Les chercheurs
   rivalisent de théories sur le chaos et les philosophes font du
   téléachat dans les vitrines des marchands de canons.

   Peu importe que ces images nous viennent d'un journal, d'un
   discours politique, d'un avis d'expert ou de la simple perception
   du monde extérieur, peu importe si elles mobilisent des craintes
   actuelles ou des peurs ancestrales : le langage de l'Apocalypse est
   d'abord celui du mythe. C'est dans l'accumulation de nos
   inquiétudes concrètes que le mythe de l'extinction tire sa force.

   Mais, en retour, cette grande peur cosmique a dénaturé nos petites
   peurs quotidiennes. Celles-ci ne sont plus un moteur de
   protestation, un motif d'exigences politiques, une impulsion pour
   passer à l'acte et changer l'ordre des choses. Dans l'ordre de la
   peur, les problèmes à régler n'ont plus de nom ni de contours. Quel
   que soit l'adversaire auquel on se heurte, il n'est que
   l'expression circonstancielle d'une menace plus vaste et plus
   abstraite. Le regard porté sur elle est un regard qui paralyse,
   pareil à celui que nous renvoie le boa de la jungle. C'est le
   regard de l'abandon et de l'impuissance. Dans l'ordre de la peur,
   le désir de donner du sens à sa vie devient lui-même insensé. Même
   les revendications réformistes les plus timides, comme la défense
   d'un système des retraites équitable, y sont frappées d'interdit.

   Seuls quelques bastions imprenables paraissent encore offrir un
   semblant de protection contre la menace globale : la religion
   d'autrefois, l'État d'aujourd'hui. C'est dans le giron du pouvoir
   et non dans leurs propres ressources que les hommes se cherchent un
   refuge, aussi précaire soit-il. Peur de la violence ? L'État
   surarme la police et truffe les rues de caméras de
   vidéosurveillance. Peur du sida ? L'État vous recommande la
   monogamie. Peur de la récession ? L'État se privatise et vous serre
   la ceinture. L'administration de la peur est devenue la grande
   affaire des pouvoirs publics. Au regard du soulagement qu'elle
   procure, on s'accommode volontiers de ses dégâts collatéraux, ces
   broutilles que sont le démembrement de l'État-providence ou le
   règne de la concurrence « libre et non faussée ».

   Mais n'est-ce pas le pouvoir lui-même qui crée le mythe de la
   grande peur ? N'est-ce pas lui qui désigne la menace en même temps
   que les moyens de s'en prémunir ? L'ordre de la peur justifie la
   violence de l'appareil sécuritaire, il donne un sens au contrôle et
   à la répression. Faire face à la crise économique en expulsant des
   sans-papiers, combattre le crime organisé en pourchassant les
   mendiants, les prostituées ou les gens du voyage, conjurer les
   risques de guerre en exportant des armes aux quatre coins du globe
   – tout cela répond à une logique imparable : « Prendre en
   considération les peurs légitimes du citoyen. »

Rire avec le volcan

   L'ironie et la satire sont des jouets de l'intellect qui
   ridiculisent nos peurs. Elles en démasquent les ressorts, mettent
   en évidence leurs contradictions. Mais le rire de la satire demeure
   une transgression intellectuelle trop sage pour malmener l'ordre de
   la peur. Ce n'est pas sans raison que l'école enseigne aux enfants
   que la satire constitue un « mode de représentation qui permet de
   rendre supportable la gêne occasionnée par l'objet représenté ».
   Quand les lecteurs de la Taz s'esclaffent devant un photomontage
   représentant le chancelier Helmut Kohl sous les traits d'un chômeur
   en fin de droits, ils se confortent dans l'idée que l'appel du
   gouvernement à se serrer la ceinture ne vaut pas pour tous. Mais ce
   rire n'apaise pas la peur d'avoir peur. C'est un rire sans joie,
   qui jaillit faute de mieux.

   Plutôt que de danser sur le volcan, on peut choisir de danser avec.
   Là où la crise appartient au quotidien se développe un savoir plus
   fort que le mythe de la peur, le savoir du rire sauvage,
   sardonique. Confronté lui-même à une peur hélas bien fondée, celle
   d'une déportation au goulag, l'historien et linguiste russe Mikhaïl
   Bakhtine a su identifier la force subversive du rire carnavalesque
   au Moyen Âge et à la Renaissance. « Le sérieux opprimait,
   terrorisait, enchaînait ; il mentait et il biaisait ; il était
   avare et maigre. Sur les places publiques, pendant les fêtes,
   devant une table bien garnie, on jetait bas le ton sérieux comme un
   masque, et on entendait alors une autre vérité. » Celle d'un monde
   renversé cul par-dessus tête dans un énorme éclat de rire, à la
   fois « railleur » et « débordant d'allégresse ».

   À une époque où le monde tanguait sur ses fondations, où la Terre
   cessait d'être plate, où les structures de la société médiévale se
   désagrégeaient et où l'Église une et indivisible scissionnait en
   deux courants antagonistes, le carnaval de la Renaissance balayait
   la peur cosmique d'un rire tonitruant. Il est vrai que l'insolence
   du carnaval rabelaisien, son insistance sur les fonctions
   corporelles les moins nobles et sa grossièreté souveraine à l'égard
   des princes sont sans commune mesure avec les formes encadrées,
   folklorisées et disciplinées des carnavals d'aujourd'hui. Mais le
   rire du galopin et de l'effronté, le rire canaille qui éclate au
   nez des puissants, le rire de Till l'Espiègle lorsqu'il joue ses
   mauvais tours au croquant cousu d'or restent une source vitale
   d'inspiration pour la communication-guérilla. Ils indiquent avec
   quelles armes se renverse l'ordre des évidences et des seigneurs :
   « Le principe du rire et de la sensation carnavalesque du monde qui
   sont à la base du grotesque détruisent le sérieux unilatéral et
   toutes les prétentions à une signification et à une
   inconditionnalité située hors du temps », souligne Bakhtine. La
   crise, l'exploitation et l'incertitude du lendemain ne
   disparaissent pas, elles demeurent certes les compagnes les plus
   sûres de l'existence, mais leur sortilège est rompu. Le pouvoir a
   perdu pour un moment sa fonction d'administrateur de la peur. Car
   ce contre quoi il s'érige en protecteur – l'effondrement d'un ordre
   immuable – suscite non plus la frayeur, mais le rire. Dans les jeux
   carnavalesques s'exprime au grand jour ce qui ne doit pas être dit
   : le monde est sorti de ses gonds, les règles qu'il s'est données
   ne valent plus un clou, tout devient possible. Le roi est un
   bouffon, le pantalon se porte sur la tête, les valets prennent la
   place des maîtres. Les humbles n'ont plus besoin du pouvoir puisque
   son renversement leur profite.

   L'élection de la reine des fous, les blagues impies tombées de la
   chaire du curé, l'inversion de la hiérarchie sociale et des valeurs
   en cours, le crossdressing ritualisé, tout cela témoigne pour
   Bakhtine d'un « savoir populaire quant à la possibilité d'une mise
   à l'écart complète de l'ordre existant ». Le rire du grand carnaval
   ne convoque pas la révolution, il ne milite pas pour un projet de
   transformation sociale, et les mauvais coucheurs peuvent y voir à
   bon droit une soupape de sécurité rendant la pression du système
   plus supportable. Mais ce n'est pas seulement par sa place
   chronologique dans l'histoire que cette forme de contestation
   devance les luttes des travailleurs, le combat pour la justice
   sociale, les grèves et les manifestations. Si le mouvement ouvrier
   s'attaquait à certains aspects de la société de classes, lui
   arrachant des conquêtes dont nous jouissons encore (de moins en
   moins) aujourd'hui, le carnaval de la Renaissance remettait en
   question l'ordre symbolique du monde dans son ensemble : le système
   mythologique de la peur et son catalogue de sanctions
   dégringolaient de leur socle.

   Le grand carnaval se moque du pouvoir, mais aussi de son
   renversement. En emportant l'ordre du monde dans le tourbillon du
   rire sardonique, il propage la relativité de toute vérité. Le rieur
   ne s'interdit pas de passer à l'action – demain, peut-être, si les
   conditions le permettent. Pour l'heure, il évolue dans un entre-
   deux qui se dérobe aux lois présentes comme à toute esquisse de
   lois futures. Son œuvre, aujourd'hui et maintenant, consiste à
   briser les hiérarchies, à dédaigner les dogmes, à déployer le champ
   des possibles, à s'épanouir dans une anarchie joyeuse. Le rire
   sardonique n'est pas une insurrection, il est le moment qui rend
   l'insurrection possible.

   Bakhtine analyse le carnaval de la Renaissance non comme une
   contre-culture, mais comme une « culture hybride » qui s'écarte de
   la culture officielle tout en se livrant avec elle à de subtils
   recoupements. Le rire sardonique se situe à la fois dedans et
   dehors, il récupère des éléments de l'ordre dominant pour les
   assembler en une nouvelle grille d'interprétation du monde. C'est
   précisément ce caractère hybride qui piétine le joug des vérités
   toutes faites. Parce que le rire et le grotesque se confondent pour
   partie avec la culture officielle, ils ne se laissent ni interdire
   ni éliminer, au grand effroi du moine bibliothécaire Jorge de
   Burgos dans le roman Le Nom de la rose : « Le rire libère le vilain
   de la peur du diable, parce que, à la fête des fols, le diable même
   apparaît comme pauvre et fol, donc contrôlable. […] Mais si un jour
   quelqu'un, agitant les paroles du Philosophe, et donc parlant en
   philosophe, amenait l'art du rire à une forme d'arme subtile, si la
   rhétorique de la conviction se voyait remplacée par la rhétorique
   de la dérision, si la topique de la patiente et salvatrice
   construction des images de la rédemption se voyait remplacée par la
   topique de l'impatiente démolition et du bouleversement de toutes
   les images les plus saintes et vénérables – oh ! ce jour-là, toi
   aussi et toute ta science, Guillaume, vous serez mis en déroute ! »

   Le pouvoir a toujours voulu étouffer le rire sardonique, car celui-
   ci empêche le langage de la peur, des solutions univoques et des
   expertises magistrales d'être pris au sérieux. C'est pourquoi
   l'Église catholique, dépositaire exclusive de la vérité aux temps
   de la Renaissance, a tenté à maintes reprises de faire interdire le
   carnaval : « Si le rire est la distraction du petit peuple, alors
   la liberté du petit peuple doit être limitée, rabaissée et
   intimidée par le sérieux » (Umberto Eco, 1986). C'est pour la même
   raison qu'à la fin des années 1960 une militante du mouvement «
   Provo », Kosje Koster, fut arrêtée à Amsterdam après avoir
   distribué des raisins secs aux passants – une action inoffensive en
   apparence mais, dans les faits, gravement attentatoire à l'ordre
   des choses. Le rire sardonique est dangereux, pour le rieur comme
   pour le pouvoir.

   Le Dieu du Moyen Âge et la démocratie libérale de l'Europe
   contemporaine ont en commun de se nourrir de la peur du serf devant
   le maître, du salarié devant le patron, du citoyen devant l'État.
   De l'ouvrage sur le rire évoqué dans Le Nom de la rose menace de
   naître une « aspiration nouvelle et destructrice au dépassement de
   la mort par le renoncement à la peur ». Le savoir relatif à ce rire
   doit donc rester secret, dans les pages du roman comme dans la
   réalité du monde actuel.

   On a certes le droit de rire, devant les comiques vus à la télé
   comme aux fêtes de patronage. Mais ce simulacre de gaieté reste
   rigoureusement déconnecté de la souffrance, de la guerre et de la
   mort : le monde de l'ambivalence et de l'incertitude n'a pas sa
   place dans les cortèges balisés de l'office du tourisme et sur les
   cent soixante-six chaînes du câble. C'est ainsi qu'en 1991, lors de
   la guerre du Golfe, l'Allemagne conjura ses frayeurs – et marqua du
   même coup sa solidarité avec les troupes américaines – en annulant
   tous les carnavals. Les autorités n'eurent pas même besoin
   d'interdire officiellement les festivités, le tact et le sens des
   bonnes mœurs suffisant à dissuader les joyeux drilles d'associer
   leurs réjouissances aux horreurs du monde. Le rire sardonique
   aurait fait son miel d'une telle hypocrisie. Il ne se tait pas
   poliment devant le fracas des armes, il s'en empare pour en faire
   jaillir toute l'absurdité.

   Le rire sardonique est collectif. Il met en scène une pièce sans
   planches où les spectateurs jouent et les acteurs regardent. Dans
   son tourbillon se diluent les frontières entre individus. On vit la
   confirmation en 1975, quand le grand carnaval ressuscita à Bologne,
   exubérant, violent et indomptable : la fête de la crise et contre
   la crise était de retour, libérée du corset du folklore. Même s'il
   a de nouveau disparu ensuite, la mémoire collective en garde
   toujours une trace.

   Ce n'est pas le rire de la satire, ni le rire amer du « On vous
   l'avait bien dit », ni le rire servile du courtisan qui donne du
   courage, et ce n'est pas davantage le rire suffisant du « Mais
   qu'est-ce que les gens sont cons » qui menacent l'ordre des choses.
   Tant que le rire restera un bonbon pour les militants de gauche, un
   moyen de se délasser au terme d'une âpre journée de tractage, les
   moutons resteront bien gardés. Mais si le rire pénètre l'action et
   la pensée, s'il renverse les enclos et se dresse sardoniquement
   contre l'autorité, alors la guérilla joyeuse pourrait ouvrir une
   brèche au changement. Comment déclencher le grand carnaval ? Celui
   qui ne cherche pas une réponse à cette question n'a qu'à tout
   relire depuis le début.

Pas de révolution sans boxon, pas de boxon sans révolution !

   En matière de communication-guérilla, le contexte est un facteur
   déterminant. Seule une prise en compte attentive des situations
   dans lesquelles elles s'emploient donne du sens aux techniques que
   nous vous proposons. Quand des psychologues utilisent l'«
   intervention paradoxale » comme mode de thérapie ou quand des
   publicitaires tentent d'attirer l'attention des foules sur un
   produit, ils manient des outils formellement comparables aux
   nôtres. Le contexte et les objectifs n'ont en revanche rien à voir.

       Les vœux du chancelier

       31 décembre 1986, 20 h 05. Sur la chaîne publique ARD, le
       chancelier Helmut Kohl adresse ses vœux au peuple : « Je vous
       souhaite à tous une paisible et heureuse année 1986. Que Dieu
       bénisse notre patrie allemande. » Stupeur des téléspectateurs :
       la paisible et heureuse année 1986 va s'achever dans moins de
       quatre heures, sa célébration arrive donc un peu tard. Kohl
       serait-il devenu gâteux ? Pas du tout, ou du moins pas encore.
       Comme on l'apprendra le lendemain, un farceur a interverti «
       par mégarde » les vœux de cette année avec ceux de l'année
       dernière. Manière de s'interroger sur la signification de ce
       rituel lénifiant, qui voit le chef du gouvernement prendre un
       air grave pour « souhaiter » aux citoyens le contraire de ce
       qu'il leur fait avaler chaque jour. L'inversion des bandes aura
       donné lieu aux interprétations les plus diverses. Depuis le
       constat « De toute façon, on s'en fout de ce qu'il raconte »
       jusqu'à l'injonction « Débranchez-le ! » en passant par la
       revendication sociale-démocrate « Pour des vœux réactualisés et
       riches en contenu » et l'exigence anarchiste « Les ondes pour
       tous ! », toutes les variations sont possibles.

   Rappelons-le, la communication-guérilla n'est pas une stratégie,
   mais une tactique. Elle n'opère pas depuis une place « stratégique
   » telle qu'un journal, une radio ou une tribune, mais surgit dans
   l'espace public sous de multiples identités. Son efficacité dépend
   non seulement des circonstances liées au terrain choisi, mais aussi
   du climat politique et de l'état de la société en général. C'est la
   raison pour laquelle le concept de communication-guérilla ne nous
   paraît pas transposable à n'importe quel lieu et à n'importe quelle
   situation. Même si les réflexions contenues dans ce livre
   s'inspirent d'exemples puisés aux quatre coins du globe, elles
   s'appuient essentiellement sur nos propres expériences,
   circonscrites aux pays anciennement industrialisés de l'Occident,
   où la question de la répression se pose évidemment en d'autres
   termes que dans une dictature fasciste ou un pays pauvre
   anciennement colonisé. Or le système libéral que nous connaissons
   présente la particularité de pouvoir se passer du recours à la
   violence pour asseoir son hégémonie, tout au moins à l'intérieur de
   ses frontières. Dans les années 1960, Herbert Marcuse a montré
   combien la capacité des démocraties bourgeoises à supporter,
   intégrer et digérer les opinions déviantes contribuait à
   verrouiller leur pouvoir. Machine à fabriquer du consentement, la «
   tolérance répressive » désamorce la critique du système en
   l'amalgamant au bouquet des « libertés individuelles » où
   fleurissent le consumérisme, l'exploitation et l'appât du gain. «
   Le fait qu'on tolère la crétinisation systématique aussi bien des
   enfants que des adultes par la publicité et la propagande, […] la
   tolérance impuissante et bienveillante vis-à-vis de l'immense
   déception que suscitent la marchandisation, le gaspillage et
   l'obsolescence planifiée – toutes ces choses ne sont pas des
   distorsions ou des aberrations, elles sont l'essence d'un système
   qui n'encourage la tolérance que comme un moyen de perpétuer la
   lutte pour l'existence et de réprimer les alternatives. » Dans ces
   conditions, la critique la plus radicale s'expose constamment au
   risque d'alimenter la fiction libérale du pluralisme et ainsi
   d'escamoter la structure inégalitaire du système. Face à ce danger,
   la communication-guérilla a choisi de prendre la tangente. Elle ne
   formule pas de propositions, ne verse aucune pièce au « débat
   démocratique » ; elle préfère s'attaquer aux évidences et bafouer
   les règles « naturelles » qui établissent, avec plus de sévérité
   que n'importe quel appareil d'État, ce qui est licite et ce qui ne
   l'est pas. Ses interventions, concentrées sur le champ de la
   grammaire culturelle, sont temporaires et imprévisibles, donc
   difficiles à déjouer.

   La communication-guérilla s'appuie sur le principe de l'affirmation
   excessive, qui consiste à grossir les traits de l'idéologie
   dominante. Le cliché du citoyen libre et autonome, elle le prend au
   pied au pied de la lettre et le pousse jusqu'à l'absurde. Ses
   actions indiquent que les lois les plus éternelles en apparence
   sont toujours socialement construites et donc posées sur un socle
   d'argile. Le marché des opinions ne prospère que par l'acceptation
   des normes qui le régissent : mettre ces normes en question, c'est
   allumer la mèche de la subversion.

   La société capitaliste a toujours su absorber les évolutions qui la
   contrariaient. Sa force réside précisément dans son aptitude à
   tirer profit de tout ce qui passe, y compris des contestations
   qu'elle inspire, se nourrissant d'elles plutôt que de les réprimer.
   Cette capacité d'adaptation contraint la communication-guérilla à
   se remettre elle-même sans cesse en question, à analyser avec soin
   les conditions sociales dans lesquelles elle évolue et à chercher
   sans répit de nouveaux angles d'attaque.

   Mais comment s'assurer qu'elle a été ou sera efficace ? On reproche
   souvent à ses actions de n'avoir qu'une portée symbolique, sans
   conséquences réelles ou mesurables. Il est vrai que la
   communication-guérilla ne vise pas à renverser un régime politique
   ni à prendre sa place. Lui faire grief de la modestie de ses
   résultats comptables n'a, pour cette même raison, pas le moindre
   sens. La gauche, dans sa forme sociale-démocrate ou marxiste-
   léniniste, a toujours considéré la politique à l'aune d'un seul
   critère, celui de la prise de pouvoir. Mais est-ce le rôle d'une
   politique émancipatrice que de conquérir un trône ou de servir de
   marchepied aux ambitions dévorantes d'un homme ou d'un bloc ?

   Aucun terrain social, aucun collectif politique ne sont épargnés
   par les automatismes du pouvoir. Ni la scène artistique, ni la
   contre-culture, ni les associations de lutte, ni les mouvances
   autonomes n'échappent au règne des grands ou petits chefs, sauf
   quand elles anticipent le phénomène et prennent des dispositions
   pour l'enrayer, et même dans ce cas les pulsions autoritaires ne
   restent jamais longtemps inactivées. C'est précisément parce que
   les logiques de pouvoir se reproduisent partout qu'il faut les
   contrecarrer à la base, aux niveaux les plus infimes. Ce n'est pas
   la révolution, mais c'est peut-être l'une de ses conditions
   nécessaires. La communication-guérilla peut mettre à mal le
   caractère « naturel » des mécanismes de domination et proposer un
   point d'appui à d'autres conceptions des rapports sociaux.

   Ce n'est pas un hasard si ce manuel a été conçu à une période où
   les projets d'émancipation sociale manquent singulièrement de
   souffle et de perspective. Aujourd'hui, nous sommes déjà bien
   contents quand nous parvenons à glisser un pied dans une zone
   d'autonomie temporaire. Tandis que la casse des droits sociaux
   revendique l'appellation de « réforme », qu'un « socialiste »
   dirige le FMI, que le portrait du Che enrichit le patronat du
   textile et que Till l'Espiègle accepte le poste de ministre, nous
   poursuivons notre chemin. Contre quoi ou qui, c'est une autre
   question. Qui sont nos adversaires ? La ligne de démarcation entre
   dominants et dominés est-elle toujours aussi flagrante ? Comment
   identifier l'idéologie dominante quand celle-ci imprègne une partie
   croissante des contre-pouvoirs ?

   On entend dire souvent que le discours hégémonique s'est disséminé
   si largement qu'il n'est plus possible de discerner une grammaire
   culturelle spécifiquement liée aux intérêts du pouvoir. Des
   situations sociales qui, hier encore, pouvaient susciter une prise
   de conscience ou des interprétations déviantes ne seraient
   désormais perçues que comme un tourbillon d'images zappées sur MTV.
   La communication-guérilla ne serait par conséquent qu'un petit jeu
   postmoderne, un assemblage inoffensif de rebuffades périmées, la
   fin du politique, la dissolution dans le grand simulacre.

   Ce phénomène de « fragmentation » ne semble pourtant pas avoir
   affecté les multinationales, les banques d'affaires et les grosses
   fortunes. Le discours de la classe dominante se fragmente peut-
   être, pas son argent. La dissémination de ses « éléments de langage
   » – puissamment appuyée par les médias et les intellectuels de
   marché – s'accompagne au contraire d'une concentration toujours
   plus massive des richesses et des pouvoirs, qu'ils soient
   économiques ou « démocratiques ». Rien n'a vraiment changé à la
   propagande des élites, si ce n'est le nombre et la puissance sonore
   de ses relais locaux. La communication-guérilla la combattra pied à
   pied là où elle inflige le plus de dégâts, c'est-à-dire aux
   échelons les plus modestes de la société.

   La communication-guérilla ne désigne pas un mouvement, mais un
   positionnement. Les groupes mentionnés dans ce manuel possèdent
   chacun une histoire et une pratique singulières, et leurs actions
   n'ont pas toujours fait un tabac, loin s'en faut. Nous ne les
   érigeons pas en icônes, pas plus que nous n'appelons à reproduire
   aveuglément leurs exploits. La question se pose en revanche de
   savoir pourquoi la quasi-totalité de ces collectifs se sont
   évanouis dans la nature. Si quelques-uns, à l'instar des Indiani
   Metropolitani, n'ont pas survécu à la répression, la plupart ont
   tiré leur révérence en toute discrétion – par lassitude, sans
   doute, ou par perte d'adhérence à la société. Peut-être est-ce le
   prix à payer, s'agissant de groupes qui mettent le plaisir au
   centre de leur lutte : quand le contexte se dégrade et que le cœur
   n'y est plus, les énergies s'atomisent souvent en détresses
   individuelles, en séances de psychothérapie ou en achats de couches
   lavables pour nourrisson. Nombre de mouvements ont connu des
   querelles internes et des scissions qui – comme souvent à gauche –
   ont rendu impossible la poursuite de l'aventure. Ce n'est pas
   forcément une tragédie. Un collectif, surtout lorsqu'il est composé
   de jeunes, n'a pas vocation à durer mille ans.

   Leur expérience a cependant laissé des traces, parfois même créé
   des mythes. Elle forme un terreau dans lequel les générations
   suivantes peuvent cultiver leurs propres subversions, leurs propres
   formes de lutte. Rien ne se perd, rien n'est perdu. À l'heure où
   paraîtront ces lignes, de nouveaux collectifs apparaîtront qui,
   faute de disposer d'une base sociale importante, devront compter
   sur des moyens modiques pour maximiser leur force de frappe. La
   communication-guérilla ne mobilise pas des régiments, elle n'opère
   qu'à la faveur de petits groupes joyeux et déterminés, capables de
   se fondre dans un terrain social instable. Le revers de la
   médaille, c'est que le renoncement à former un mouvement de masse
   conduit parfois les militants à prendre une pose élitiste – les
   situationnistes représentent à cet égard l'exemple à ne pas suivre.

   Au bout du compte, définir précisément la notion de communication-
   guérilla reste une entreprise vouée à l'échec. Et pour cause : «
   communication » est un mot fourre-tout qui se prête à tous les
   usages et à tous les abus, même s'il n'y a aucune raison de
   l'abandonner aux charlatans. Le mot « guérilla » en revanche active
   un imaginaire politique si débordant que tous les radicaux de
   gauche se le disputent – certains d'ailleurs ne nous pardonnent pas
   de l'avoir tiré de son rayonnage romantique.

   Il appartient aux lecteurs d'apprécier ce que la communication-
   guérilla veut dire – un phénomène tendance ? Une vieille lune
   ressuscitée ? Un chant du cygne ? Un rougeoiement révolutionnaire ?
   Pour paraphraser Bertolt Brecht, nous vous disons : « Cher public,
   allez-y, cherchez vous-même la conclusion, mais il faut que ce soit
   la bonne, il faut, il faut, il faut ! »