LE PRÉPOSÉ AU PARAPLUIE

    Février 2022.

    Un mois qu'on se relaie jour et nuit pour tenir les exigences
    du client sur le site. Un mois de vacations plus pourries les
    unes que les autres. Des vacations de douze heures d'affilée,
    debout en position statique avec juste une demi-heure de
    pause. Tellement démoralisant et difficile que la société a
    été obligée d'aller chercher des sous-traitants parce que ses
    propres agents ne voulaient plus y aller.

    J'ai un collègue qui me parle de suicide à chaque fin de
    service. Et moi je lui parle d'envie de meurtre. Nous sommes
    les deux faces d'une même pièce.

    Les militaires, qui sont présents depuis le début à nos
    côtés, ont pitié de nous et se moquent gentiment. Je me dis
    que même si eux rigolent de nos conditions de travail, c'est
    qu'elles doivent être vraiment déplorables.

    Un mois de souffrance, dans la grisaille, le froid et la
    pluie. Un mois de travail pour enfin en arriver à demain, le
    dernier jour, où les « autorités » vont arriver. J'apprendrai
    qu'elles viennent de partout dans le monde --- un peu
    d'Amérique latine, un peu d'Asie, et beaucoup d'Europe. Des
    généraux, des ministres, des représentants de je-ne-sais-quoi.
    Ils seront une quinzaine, viendront spécialement pour cela, et
    ils ne vont rester que cinq heures.

    Attends.

    Eux et toutes leurs équipes vont faire des centaines sinon des
    milliers de kilomètres avec des avions privés, des bus et des
    voitures avec chauffeurs, des hôtels de luxe et toutes leurs
    commodités, juste pour cinq heures ? Des camions et des
    camions pour gérer une logistique de malade ; des centaines
    d'employés qui travaillent, préparent les locaux, la
    nourriture, font le ménage, assurent la sécurité ; des gens
    qu'il faut héberger, blanchir et nourrir, juste pour que
    quinze personnes viennent passer cinq petites heures ici ?

    Putain, mais c'est qui ces cons qui méritent qu'on dépense
    autant de souffrance humaine, de gaz à effet de serre et
    d'argent pour eux ?

    ⁂

    C'est le jour J. Il est sept heures du matin. Plus d'une
    vingtaine d'agents sont réunis au poste de commandement
    sécurité. On se tasse. Même le responsable d'exploitation de
    la société est là, un peu en retrait. Dire si c'est important.
    Les chefs de poste répartissent les tâches tout en pointant
    les agents puis leur position sur le plan du site.

    « Toi, tu seras en place ici. Toi, là. Quant à toi, ici. Toi
    au fond, sur ce toit. »

    Au fur et à mesure que les affectations sont données, les
    agents prennent un badge, une radio et quittent le poste de
    commandement.

    « Le collègue à côté, sur le toit en face. Vous quatre, vous
    serez sur les parkings ; un ici, un ici, un autre ici, et le
    dernier, là. Toi, au portique. Vous le groupe sur la gauche,
    vous serez au niveau des tentes à l'accueil, on vous donnera
    les consignes sur place. »

    À la fin, nous ne sommes plus que deux. J'attends mon tour.
    Les minutes passent mais rien ne vient. Enfin l'un des chefs
    de poste se tourne vers nous.

    Il explique que nous serons agents de pause. Autrement dit,
    notre travail va consister à faire régulièrement le tour de
    tous les agents afin de savoir s'ils ont besoin de quelque
    chose. Principalement, on devra les remplacer s'ils doivent
    aller aux toilettes ou lors de leur pause du midi. Dans ma
    tête, je respire ; au contraire des autres collègues, je ne
    serai pas en statique toute la journée.

    ⁂

    En milieu de matinée, je me retrouve sur l'un des toits à
    remplacer quelqu'un. Je suis avec trois militaires notamment
    armés d'un brouilleur de signal de drone en forme de fusil de
    précision. Il devait y avoir aussi des tireurs embusqués avec
    eux mais ils n'ont finalement pas été déployés. On ne saura
    jamais pourquoi.

    Il pleut à verse et je suis balayé par un vent glacé. Les
    vêtements fournis par ma société ne sont pas prévus pour ce
    temps. Et on ne m'a rien donné en plus pour me protéger. Je me
    retrouve donc très vite trempé jusqu'aux os et frigorifié
    malgré les cinq couches superposées que j'ai. J'envie les
    treillis étanches des militaires qui sont là. Ils ont l'air
    d'avoir relativement chaud, eux.

    Nous faisons les cents pas sur le toit, moitié pour surveiller
    les alentours, moitié pour tromper l'ennui. Je suis l'un de
    ces gars tout habillé de noir dans un film d'action avec Liam
    Neeson. Sauf que je ne suis pas dans l'équipe du héros. Je
    suis le mec en ronde qui va se faire dégommer dès les premiers
    instants du film et qu'on aura oublié la minute suivante.

    J'ai une vue dégagée sur toute la zone. Les voies d'accès
    autour du site sont toutes bloquées. Il y a des agents de
    sécurité privée, des policiers, des gendarmes, des militaires.
    Des centaines de personnes réparties sur trois kilomètres à la
    ronde. Quel bordel.

    De là où je suis, j'ai une vue plongeante sur l'entrée
    principale. J'y vois une personne qui tient un parapluie
    fermé. Dans son costume sombre, elle est plantée là, à
    attendre, comme moi. Je me dis qu'elle aussi elle va se faire
    dégommer dans les premières minutes du film. Et je me demande
    pourquoi elle n'utilise pas son parapluie pour se couvrir.

    Puis la radio du sergent à mes côtés grésille. Ça va
    commencer. Quelques minutes plus tard, effectivement, la
    première voiture des « autorités » arrive, escortée par
    plusieurs motos de la police nationale.

    L'engin s'arrête et je vois la personne au parapluie s'avancer
    d'un pas vif. Elle ouvre la portière, s'empressant de déplier
    son accessoire afin d'en couvrir l'homme qui sort de
    l'habitacle. Un peu en retrait, elle l'invite à s'avancer vers
    l'entrée, prenant bien soin de garder bien ajusté le parapluie
    qu'elle tient presque à bout de bras au-dessus de la tête du
    nouveau venu pour qu'aucune goutte ne l'atteigne. Quant à
    elle, elle continue à se prendre le mauvais temps de plein
    fouet.

    L'homme rentré au sec, elle repliera le parapluie et reprendra
    sa position d'attente. Sous la pluie. Très vite, et vu ses
    vêtements, je me dis qu'elle doit être aussi trempée et
    transit de froid que moi. 

    J'observe ce manège pendant près d'une heure sous l'averse
    toujours battante. Pour chaque voiture, pour chaque « sommité
    », ce sera la même danse. Et j'ai beau regarder attentivement,
    je ne comprends pas.

    Pourquoi diable doit-elle subir la pluie comme ça ? Et les
    gars qui sortent des voitures, ils ne sont pas capables
    d'ouvrir une porte ? Ils ne peuvent pas le tenir eux-mêmes, le
    parapluie ? Il faut forcément prévoir quelqu'un dont la seule
    et unique fonction est d'ouvrir une portière et de tenir un
    parapluie au-dessus de leurs têtes ? C'est comme ça qu'on se
    sent important ? En ayant juste à côté de soi un larbin avec
    une position aussi dégradante ?

    Putain, mais c'est qui ces cons ?

--- CC BY f6k@huld.re