LA PROCHAINE FOIS

    2 mai 2022.

    Il fallait bien que ça arrive. Deux semaines à dormir cassé en
    deux sur un mauvais fauteuil, puis sur un mauvais canapé, puis
    sur un matelas qui n'a plus de forme. Deux semaines à tenir de
    mauvaises postures, à ne pas faire attention. Deux semaines
    intensives à très mal dormir après deux années d'oisiveté
    physique.

    Je me souviens à peine comment c'est arrivé. C'était vendredi,
    ça c'est sûr. Je crois que je tendais le bébé à sa maman pour
    qu'elle le prenne. Je le tendais à bout de bras. 

    Et sur les derniers centimètres du geste : crac !

    Bon en vrai ça n'a pas fait crac du tout. Par contre tout le
    milieu de mon dos s'est raidi d'un seul coup. Ça a été vif,
    presque violent. Comme une immense crampe. Mais en plus long.
    Et surtout en plus douloureux. Une barre d'acier en feu en
    travers du dos.

    Je tiens bon. Je ne sais pas ce que ma femme voit sur mon
    visage mais son regard est bizarre. Je suis la volonté
    inébranlable de Jack. Je tiens toujours bon. Quand je vois
    qu'elle a le bébé bien en main, je me laisse aller et je
    m'effondre sur le sol. Je suis la descente d'organe de la
    vielle tante Yvonne de Jack. 

    J'arriverai à ramper jusqu'au lit sous le regard inquiet de ma
    femme qui berce nerveusement notre enfant endormi. Je resterai
    allongé deux heures avant que ça ne se calme et que je puisse
    recommencer à faire quelques petits mouvements.

    Auto-diagnostique : dorsalgie fonctionnelle. Remède :
    Paracétamol et beaucoup de repos ; puis, quand ça ira mieux,
    faire attention à ses postures et se muscler le dos.

    Il me faut un jour pour arriver à tenir une position assise.
    Et pas n'importe laquelle : mes coudes doivent être fermement
    appuyés sur mes genoux, le buste penché mais le dos bien
    droit. J'ai eu la révélation de cette position salvatrice sur
    les toilettes. Autant dire que je sais à quel point j'ai l'air
    con comme ça. Mais, au moins, grâce à ma chaise de bureau sur
    roue je peux me traîner dans l'appartement avec des petits
    mouvements de pieds. Ça fait rire ma femme ; elle me dit que
    j'ai l'air d'un escargot malade.

    Un jour de plus pour arriver à tenir la position debout. Pour
    quelques minutes seulement ; et là encore pas n'importe
    comment : le dos bien droit, les épaules en arrière avec les
    bras repliés le long du tronc, mains au niveau de la poitrine,
    le torse bien en avant pour faire un creux au bas des reins,
    les genoux fléchis, les jambes légèrement arc-boutées. J'ai
    pleinement conscience de ressembler à un genre de gros gorille
    très fier mais mal habile campé sur ses membres postérieurs.
    J'ondule quand je me déplace ; ça aussi ça fait rire ma femme.

    Mais au début du troisième jour, elle ne rigole plus du tout.
    Handicapé comme je suis, je n'arrive pas à être présent comme
    il faut pour m'occuper du nourrisson avec elle. Après une
    nouvelle nuit blanche, elle est exténuée, énervée, à bout.
    Elle m'exhorte à faire quelque chose, à aller voir un
    médecin, un kinésithérapeute. Essayer de lui expliquer que le
    généraliste ne va rien m'apprendre qui m'aidera ou que pour
    avoir un rendez-vous avec un kiné c'est trois mois d'attente
    n'arrange rien à la crise en cours. Au contraire. Je me prends
    la salve de mes beaux jours, terminée par un retentissant : «
    Tout de suite ! »

    Bon. Nous sommes lundi, il est 6h45 du matin et je n'ai pas de
    médecin traitant. Que faire ?

    Je télécharge l'application Doctolib sur mon téléphone.
    J'essaye de voir si je peux me trouver un rendez-vous avec un
    généraliste pas trop loin de chez moi. Heureusement j'habite
    en centre-ville d'une grande ville. Je calcule que je peux
    tenir quinze minutes à pied, en étant courageux. Peut-être un
    peu plus si je trouve où m'asseoir sur le chemin pour faire
    une pause.

    L'application dispose d'une carte où sont positionnés les
    praticiens. Pratique. Je les fais un par un et, évidemment,
    aucun n'a de rendez-vous avant plusieurs jours. Qu'à cela ne
    tienne, je prends les numéros de téléphone et décide de tenter
    ma chance en commençant par les plus proches. Peut-être en
    mettant en avant le côté urgent ?

    Un peu après 9h00 je commence ma série d'appel. Beaucoup ne
    répondent pas. Et quand ça décroche, ce sont des répondeurs
    qui m'expliquent que je dois prendre rendez-vous sur Doctolib.
    « En cas d'urgence, composez le 112 ». Merde.

    Je me souviens furtivement de cette fois, il y a à peine
    quelques mois, où j'avais appelé le 112. Seul, j'étais plié en
    deux contre le canapé, les genoux au sol, le menton posée sur
    un coussin pour garder mon cou relevé. Je n'arrivais plus à
    respirer. Je suffoquais. Dans un geste pétri d'angoisse, les
    larmes aux yeux, j'avais composé le fameux numéro. Entre deux
    râles et après avoir donné mon nom, mon prénom, ma date de
    naissance, mon numéro de téléphone, mon adresse, ma situation,
    la raison de mon appel, et mes antécédents, le gars à l'autre
    bout avait fini par me passer un médecin de garde. Sa réponse
    : « Prenez votre Ventoline. Une bouffée toutes les dix
    minutes. Si ça ne va pas mieux dans une heure, rappelez-nous.
    »

    J'oublie le 112 et je refais les numéros sans réponses déjà
    composés ; toujours rien. J'en essaye de nouveaux. Rien.

    Puis, enfin, un être humain me répond. Mais à force
    d'enchaîner frénétiquement les appels, je n'ai pas retenu chez
    qui j'avais téléphoné. Je demande malgré tout si je peux avoir
    un rendez-vous pour ce matin.

    Le QCM à points négatifs commence. Non monsieur je ne suis pas
    déjà patient chez vous. Oui j'ai un médecin traitant mais il
    est actuellement indisponible. Oui monsieur je trouve que ma
    situation présente un caractère urgent. J'ai bien une carte
    vitale, oui, mais par contre ma carte de mutuelle est
    périmée, et je ne sais pas où j'ai mis la nouvelle ; mais ne
    vous inquiétez pas, j'ai une carte bancaire.

    Je crois que l'homme au bout du fil entend mon sourire crispé
    de douleur dans son combiné. Ayant décroché plus de 12/20 à
    son examen barrage, il finit par me dire que je suis attendu
    à 10h40 par un docteur qui a un nom de ville italienne ---
    appelons-le Docteur Napoli.

    Je récupère l'adresse sur l'application. Mon téléphone me dit
    que c'est à 8 minutes de chez moi. J'essaye d'être réaliste et
    je me dis que je vais mettre 20 minutes pour y arriver. En
    réalité il m'en faudra 30.

    Ayant tout de même prévu large au cas où, j'arrive finalement
    sur place avec un peu d'avance. Je me rends compte que je n'ai
    pas rendez-vous dans un cabinet ordinaire. En fait c'est plus
    un centre multidisciplinaire, avec un style qui se voulait
    futuriste au début des années 2000. Médecins généralistes,
    kinésithérapeutes, optométristes, podologues, opticiens,
    audioprothésistes, et j'en passe. Ça sent la boîte privée avec
    un bilan annuel et des dividendes à distribuer au mois de
    décembre. J'aime pas ce genre d'endroit, surtout qu'il est
    question de santé, de vies humaines, mais j'ai pas le choix.

    Puis un généraliste est un généraliste, non ? Et là je viens
    quand même pour un truc vraiment bénin ; au pire je risque de
    ressortir avec une ordonnance de Doliprane et les gros yeux à
    cause de ma surcharge pondérale. Je n'ai donc rien à perdre et
    c'est pour rassurer ma femme.

    De ma démarche chaloupée, j'arrive face au comptoir où se
    trouve l'accueil, au premier étage du bâtiment :

    « Bonjour, j'ai rendez-vous avec le Docteur Napoli à 10h40. 

    -- Ah, c'est vous que j'ai eu tout à l'heure au téléphone ?
    Oui, votre carte vitale et votre carte de mutuelle s'il vous
    plaît. »

    Après lui avoir tendu ma carte verte et jaune, et lui avoir
    redit que j'ai une carte bancaire en lieu et place de carte
    mutuelle, il m'invite à attendre sur l'un des sièges disposés
    sur le mur d'en face. « Le Docteur Napoli va vous recevoir. »
    Je ne sais comment mais j'arrive à lui rendre son sourire de
    façade avant de m'exécuter, content de retrouver ma position
    d'escargot constipé sur son trône, à défaut de pouvoir
    m'étendre de tout mon long. Diable ; je ne m'étais pas rendu
    compte à quel point ma pénible marche avait fait remonter la
    douleur en flèche. Et malheureusement pour moi, elle va rester
    très présente.

    Le temps passe. De nouveaux patients arrivent, les uns après
    les autres. Et, les uns après les autres, ils se font appeler.
    Par le Docteur Napoli et par d'autres. Prostré sur mon bout de
    chaise, je suis clairement dans le brouillard. Je vois bien
    que ça fait longtemps que j'attends mais, concentré sur mon
    dos, ce n'est pas ma première préoccupation. Dans le flou
    artistique de mes sensations douloureuses j'entendrai tout de
    même parler d'une réunion à midi à laquelle tous les
    praticiens du centre, dont le Docteur Napoli, sont attendus.
    J'entendrai aussi les deux préposés à l'accueil parler de leur
    pause repas.

    Le temps passe encore. C'est bizarre tout ce silence tout de
    même, non ? Je veux dire, c'est un centre de soin, donc ça
    n'est pas particulièrement bruyant, d'accord. Mais là, tout de
    même, il n'y a pratiquement plus un bruit.

    Sortant difficilement de ma torpeur, je me rends compte que je
    suis tout seul dans la partie salle d'attente. Au comptoir,
    les deux préposés ont changé de visage, de corpulence, de
    forme même. Les sourcils froncés, je finis par comprendre :
    ils ont été remplacés, ce ne sont plus les mêmes personnes.
    J'écarquille un peu les yeux et, levant mon regard, je croise
    l'horloge murale. 12h30. Midi et demi ? Putain, ils m'ont
    oublié ou quoi ?

    De toute évidence, et à la vue du calme monacal qui règne sur
    les lieux, ce n'est plus l'heure des visites. J'essaye de
    guetter un signe des deux nouvelles personnes au comptoir.
    Rien. Elles n'ont pas l'air de trouver ça étrange d'avoir un
    patient depuis tout ce temps tout seul en salle d'attente et
    à cette heure-ci, alors que leurs collègues sont partis manger
    et que tout le personnel soignant est en réunion. Elles sont
    sur leurs ordinateurs. Elles tapotent, imperturbables. Le
    regard fixe, droit devant elles, sur leurs écrans.

    Je fais quelques mouvements de bras et d'épaules, histoire de
    me décrisper, et peut-être d'attirer leur attention. Elles ne
    réagissent pas. Toujours le son de leurs claviers qui
    cliquettent. Toujours les yeux vitreux.

    Je ne sais pas trop pourquoi, je me dis que, ça y est, je suis
    devenu un fantôme. J'ai dû mourir de douleur sans m'en
    apercevoir. Tout à l'heure, mon pauvre corps brisé a été
    emmené quelque part par des messieurs en blanc sans visages.
    Ne reste que mon esprit qui ne s'est rendu compte de rien.
    Comme dans ce film, là. Je suis Patrick Swayze et je vais
    retourner hanter les vies de ma femme et de mon nouveau-né de
    fils. Ooooh my love, my darling…

    Pour tester ma nouvelle théorie, je décide de me lever et de
    faire semblant d'aller aux toilettes dans le couloir de droite
    après l'ascenseur. Pour les atteindre, je dois passer juste
    devant le comptoir, juste sous les yeux vides des deux
    secrétaires médicales. Obligé, elles vont me voir, lever la
    tête, me demander où je vais. Elles vont faire genre de
    vouloir savoir si j'ai besoin de quelque chose parce qu'on ne
    laisse pas un patient traîner comme ça au gré de ses envies
    dans le centre.

    De ma démarche d'orang-outan cherchant à s'attirer les bonnes
    faveurs de quelques nouvelles conquêtes sexuelles, je passe
    lentement à un mètre d'elles.

    Rien. Pas le moindre froncement de sourcils. Pas la moindre
    étincelle. Rien d'autre que le bruit mécanique des claviers,
    les regards rivés sur les moniteurs. Putain si je suis
    vraiment devenu un fantôme, il va falloir que je me trouve une
    Whoopi Goldberg pour m'aider.

    J'arrive aux toilettes. J'entre, ferme la porte à clef, et
    décide de tenir conseil en moi-même.

    Qu'est-ce que je fous encore ici ? Ils m'ont carrément
    oublié. Plus de deux heures que je suis là à perdre mon temps.
    En plus je sais que ça ne sert à rien.

    J'ai le dos qui me fait voir la réalité en cinq dimensions et
    je ne m'imagine pas retourner au comptoir pour me faire dire
    d'une voix standardisée que : « Effectivement monsieur, il y a
    eu un couac, mais ne vous en faites pas, le Docteur Napoli va
    vous recevoir dans l'après-midi ». Peut-être. À un moment
    donné. J'aurais mieux fait de faire un effort et d'aller
    directement aux urgences de l'Hôpital du Coin.

    En bon fantôme, je décide donc de partir sans rien dire. Au
    point où en sont les choses, je suis certain que personne ne
    remarquera rien de toute façon. Sinon peut-être qu'un dossier
    sur l'ordinateur n'a pas été correctement clôturé.

    Pour faire bonne mesure, je me lave les mains avant de sortir
    des toilettes. D'ailleurs, c'est marrant qu'on fasse ce genre
    de chose. Je veux dire, ça arrive d'aller aux toilettes pour y
    trouver un refuge. Pour faire une pause. Reprendre ses
    esprits. Peu importe. Juste autre chose que d'avoir vraiment
    besoin d'aller aux toilettes.

    Mais à chaque fois, avant de partir, il faut faire croire
    qu'on y était pour une raison liée à l'endroit. On ne peut pas
    juste ressortir comme ça. Il faut tirer la chasse d'eau, ou
    faire couler le robinet. Pour rien. Pour faire du bruit. Comme
    si on cherchait à donner le change au cas où un oreille
    indiscrète serait collée à la cloison. Pour démontrer une
    sorte de légitimité à avoir été là alors qu'on n'aurait pas
    dû. 

    Après donc avoir fait semblant de vraiment être allé aux
    toilettes, et laissant là cette réflexion profonde, je
    reprends le couloir menant à l'ascenseur et au comptoir de
    l'accueil. Je ne me retourne pas vers les deux préposées. Je
    sais que je suis dans leur champ de vison. Mais, certain de ma
    nouvelle condition de spectre, je sais aussi qu'elles ne me
    voient pas de toute façon.

    Dans l'ascenseur, la porte se referme sur moi, laissant dans
    un chuintement les deux automates au comptoir qui ne m'ont
    toujours pas remarqué. J'appuie sur le « 0 » qui va me ramener
    au rez-de-chaussée vers la sortie. La descente s'amorce et,
    tournant la tête sans but particulier, mon regard tombe
    mécaniquement sur cette affiche scotchée à la va-vite sur la
    cloison métallique.

    Je ne l'avais pas vu en arrivant. C'est une affiche imprimée
    sur une banale feuille de papier A4 qu'on achète par ramettes
    de cinq cent au meilleur prix. Avec les couleurs mal rendues,
    typique d'une imprimante qui n'est pas faite pour ça. Une
    affiche promotionnelle. Une affiche qui me regarde en retour
    tout en se foutant de ma gueule.

    Elle représente un bonhomme content qui tient un téléphone à
    la main. Au-dessus de lui, il y a ce message : « La prochaine
    fois, prenez rendez-vous sur Doctolib ! »

    Putain.

--- CC BY f6k@huld.re